Prenez un personnage au nez pointu — qui lui vaut le surnom de Renard — ,à la bouche mobile et aux cheveux noir de jais. Dotez-le d'un caractère roublard qui lui permet de se tirer des situations invraisemblables où le précipitent sa flemme et son appât du gain. Imaginez-lui des aventures rocambolesques, pleines de trésors mirifiques mais bien souvent inaccessibles, et peuplez-les de magiciens tordus, de jeunes beautés et de comparses parfois aussi — plus ? — rusés que ce personnage. Contez-les avec humour et bonhomie et vous obtiendrez alors l'une des sagas les plus populaires de la fantasy : celle de Cugel l'Astucieux, ce gredin sympathique, à l'honneur bien souvent bafoué mais qui, tel un chat, retombe toujours sur ses pattes. Bien sûr, quand on a lu une aventure de Cugel, on a compris le schéma qui sera ensuite reproduit indéfiniment : il découvre un trésor, trouve un moyen très rusé de s'en emparer, en profite l'espace d'un instant, puis se fait truander par encore plus retors que lui. En somme, c'est un peu répétitif. Mais Jack Vance sait conjurer l'ennui de son lectorat grâce à une prodigieuse imagination qui se traduit par une inventivité de tous les instants dans la création des décors, faune et flore comprises. Mention spéciale aux animaux, tous plus drôles — bien que menaçants — les uns que les autres. En fin de compte, il ressort de ce cycle une forte tendance cartoonesque et s'il devait y avoir adaptation, ce média serait à coup sûr le plus efficace. Comme tout cartoon, ce cycle fonctionne, grâce au rythme, sur la courte distance ; le volume inaugural, Cugel l'Astucieux, est ainsi plus réussi que le suivant, Cugel Saga, bien que ce dernier demeure éminemment lisible. Sans doute Vance a-t-il lui aussi senti le filon se tarir, puisqu'il s'en est tenu là. Et Cugel est devenu l'un de ses personnages les plus populaires, sinon le plus populaire.
Dans l'intervalle qui séparait la parution de ces deux tomes, Vance avait prêté son astucieuse créature à un jeune auteur, Michael Shea. Comment ce dernier relève-t-il le défi ? Deux facteurs le desservent : d'abord le fait que son roman, paru en 1974, était resté inédit en France durant trente ans (ce qui, je vous l'accorde, n'est pas nécessairement une preuve de faiblesse). Mais, surtout, Shea reprend l'histoire au point exact où l'avait laissée Vance à la fin de Cugel l'Astucieux. Et que fait Vance quelques années plus tard (en 1983), lorsqu'il écrit Cugel Saga ? Il reprend lui aussi l'histoire au même point, rendant de ce fait nulle et non avenue la suite du jeune écrivain, le désavouant peut-être par là même. Car n'est pas Jack Vance qui veut...
Michael Shea apporte en effet au personnage de Cugel des modifications significatives : il est si bien amputé d'une grande part de sa bonne humeur qu'il semble l'ombre de lui-même. Puis, afin de trouver un ressort comique, l'auteur lui adjoint un partenaire, (autre trahison, Cugel étant par essence un être solitaire), mais celui-ci est presque toujours fade. De plus, le rythme est moins trépidant que dans les deux volumes de Vance, et l'imagination de Shea se concentre essentiellement sur les décors, négligeant quelque peu faune et flore. On en ressort cette fois-ci avec une impression de sérieux, en contraste avec le ton léger des aventures signées Vance. Entendons-nous bien : le roman de Shea, dont le titre fut pitoyablement traduit (en version originale, c'est A Quest for Simbilis, moins passe-partout que La revanche de Cugel l'Astucieux), n'est pas désagréable, ni vraiment raté. Simplement, il reprend un personnage ultraconnu, qu'il adapte en le trahissant, et n'apporte strictement rien au cycle. Bref, le même type de traitement qu'on déplore régulièrement dans les adaptations cinématographiques, comme par exemple celle des Mystères de l'Ouest avec Will Smith. En somme, un roman oubliable, pas honteux mais inutile, à lire si l'on n'a vraiment rien d'autre à faire.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 1/9/2004
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