Page 3 sur 3. Revenir page 2 Lovecraft s'affirme donc comme le poète des ruptures terrifiantes, des visions fugitives capables de vous pétrifier sur place. Quand il renonce à sa manière propre, il sombre dans la banalité. Les Montagnes hallucinées (1931) est une oeuvre ratée parce que des pages entières y sont consacrées à la description du shoggoth. L'Affaire Charles Dexter Ward (1927) frôle le chef d'oeuvre, par ses puits obscurs au fond desquels quelque chose s'agite avec frénésie, par ses cellules closes où des créatures incomplètes vivent une de leurs abominables vies.
Mais tout cela ne serait qu'un emballage vide, bien qu'agencé avec art, s'il n'y avait autre chose. Et quoi donc ? Nous voilà ramenés au récit qui nous sert d'exemple. Le jeune prisonnier d'Innsmouth a réussi à fuir la ville après moult péripéties. Il a pu avertir la police, mettre un terme au culte de Dagon, faire éliminer les poissons-crapauds et déporter les hommes-poissons. Eh bien, si incroyable que cela puisse paraître, c'est ici que commence l'horreur véritable.
Suit une conclusion paisible, qui cependant se prolonge. Elle se prolonge même un peu trop... Le jeune homme retrace son retour dans sa famille, quelques promenades dénuées d'intérêt, des futilités diverses. Et puis voici qu'une recherche généalogique lui révèle peu à peu la vérité : il est lui-même apparenté à la race d'Innsmouth. Les conséquences ne tardent pas à se manifester : « Je sentais qu'une effroyable influence essayait de m'arracher progressivement au monde normal de la vie quotidienne pour me plonger dans un abîme de monstrueuses ténèbres ; ma santé ne tarda pas à décliner ; bientôt je dus renoncer à mon travail pour mener l'existence recluse d'un malade. J'étais en proie à d'étranges troubles du système nerveux et, parfois, je me trouvais presque incapable de clore les paupières. »
Son destin est accompli. Bientôt, le miroir lui renvoie l'horrible cauchemar d'Innsmouth. Il songe au suicide, mais finalement s'abandonne au sort inéluctable qui l'attend dans les profondeurs marines : il est devenu un autre, et mieux vaut qu'il assume jusqu'au bout sa nouvelle condition.
Et voilà ce que les personnages de Lovecraft redoutent le plus : la déréliction. Pas la mort. La mort comme peur majeure, et notamment la mort lente précédée d'une longue agonie, est un thème caractéristique de Poe, de Stephen King, de Le Fanu, de Ramsey Campbell. Les personnages de Lovecraft, eux, meurent rarement. Ils subissent d'ordinaire une transformation qui les conduit à intégrer le cauchemar qui les obsédait — l'univers de ténèbres et de folie d'Azathoth, des Maigres Bêtes de la nuit et de Shub-Niggurath, la Grande Chèvre Noire aux mille rejetons. Un monde qui, plus que malfaisant, est mécanique et glacé, privé de tout autre sentiment que la convoitise, et agité d'une rage dévorante qui ne vient pas de la colère, mais de l'aveuglement érigé en règle universelle.
Ce que Lovecraft voit s'insinuer par toutes les fissures, affleurer à la surface des océans, se frayer un chemin à travers les glaces polaires ou fondre du haut du ciel avec des ailes membraneuses, c'est donc la perte d'identité, due à la perte de repères solides. Voilà la menace qu'il lit sur les visages des immigrés qui essaiment dans les rues autrefois familières ; voilà le péril qu'il entrevoit dans l'ascension de la bourgeoisie, détestée avec une hargne telle qu'elle le conduit à osciller entre socialisme et idéal aristocratique sans même s'apercevoir de la contradiction.
Lovecraft abhorre et redoute le monde moderne dans lequel il ne se reconnaît pas, et il célèbre sans relâche le XVIIIème siècle. C'est du moins ce qu'il déclare. Mais la vérité est très probablement ailleurs. La vérité, c'est celle d'un gamin de quatorze ans qui, contraint par des revers de fortune à quitter une maison remplie de tableaux et d'ornements du dix-septième, se demande (à la troisième personne) ce que c'est désormais que HPL sans le cadre qui lui était familier. Et il se pose la question avec une telle intensité qu'il songe même au suicide.
La perte d'identité. Schizoïde s'il en fut, Lovecraft craint assurément de subir le même sort que son père: la schizophrénie pure, la dislocation définitive du Moi. Au point de le maintenir d'aplomb, ce Moi, grâce aux béquilles d'un passé imaginaire et fabulé, tandis que le présent s'offre à lui comme un brouillard peuplé de formes indistinctes et hostiles : « ... j'ai toujours eu la vague sensation qu'après le XVIIIème siècle tout était irréel et illusoire, une sorte de cauchemar grotesque, de caricature sans réalité. Les gens sont pour moi une foule d'ombres ironiques, rien d'autre que des fantômes, comme si j'avais le pouvoir de les faire évanouir dans le néant. »
Accès de « surhommisme », crises de dépression, fuite dans l'activité onirique (invariablement terrifiante), récurrence des thèmes du masque et du double. Jamais symptômes psychotiques ne furent plus clairs. Le XVIIIème siècle n'existe pas à proprement parler : c'est Lovecraft lui-même qui s'en sert comme d'un tiroir où il rassemble les fragments épars de sa conscience. Du reste, les témoignages sur l'écrivain divergent largement. Certains, comme Bergier, voient en lui un extraterrestre ; d'autres, comme Bloch, le trouvent affable et enclin à la vie sociale ; la plupart le considèrent comme « l'étranger » qui n'aime que les chats. Sa femme, elle, constate combien il était difficile de vivre avec lui.
Quant à l'épaisseur « cosmique » de ses oeuvres, qui lui tenait tant à coeur, elle ne vaut que dans la mesure où, comme le prétendaient les philosophes antiques, macrocosme et microcosme sont le reflet l'un de l'autre. « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et inversement, pour produire le miracle du Grand Tout », selon la formule prêtée au vieil Hermès Trismégiste. Mais le « Grand Tout », dans le cas qui nous occupe, c'est en fait l'identité si fragile de Lovecraft, que ce dernier préserve par la projection cosmique de la terreur qui le tenaille intimement à la vue d'une quotidienneté dont il n'arrive pas à se sentir partie prenante.
On pourrait en conclure avec cynisme qu'à la source du grand et du sublime on retrouve toujours la trace d'une mère trop envahissante, et peut-être même d'une paire de tantes. Mais ce serait confondre complètement les données de la question. Ce n'est pas parce qu'il est schizoïde que Lovecraft est un grand auteur. S'il en était ainsi, il serait Kafka et il déguiserait beaucoup moins ses propres peurs. Non, la force de Lovecraft est tout entière dans son art de la narration, qui interdit à un lecteur ignorant de sa biographie de déceler dans son oeuvre quoi que ce soit de tout ce que je viens de dire. Lovecraft n'est pas un grand écrivain par les motivations de ses textes, mais bien par son exceptionnelle habileté technique.
Pour écrire un récit comme Le Cauchemar d'Innsmouth, il faut une habileté hors du commun. Ce qui n'exclut pas du tout l'art, sauf si l'on multiplie à plaisir les artifices. Les films d'Hitchcock sont des oeuvres d'art (beaucoup d'entre eux, tout au moins) même s'ils se fondent essentiellement sur une formidable maîtrise des moyens techniques. On peut en dire autant de beaucoup de peintres anciens ou modernes. Eh bien, Lovecraft, lui, possède une maîtrise absolue des étapes de la progression dramatique, des rythmes, de l'écho affectif à susciter chez le lecteur. Maintenant, qu'il obtienne ce résultat avec un langage obsolète, des situations improbables, des lieux communs et des adjectifs à pleines poignées, c'est tout à fait secondaire. Et même, cela plaide en faveur de son génie. Bien des auteurs mieux doués ne parviennent pas à intéresser le lecteur, ni à le faire réfléchir autant que lui.
Lovecraft, au contraire, réussit le tour de force de faire oublier ses maladresses. Qu'on le veuille ou non, sa prose captive, entraîne, épouvante, trouble le lecteur au point de lui donner l'idée que derrière tout cela il y a quelque chose de plus. Mais ce n'est que la plume agile du ghost writer professionnel qui, lorsqu'il écrit pour lui-même, le fait avec une joie évidente, peut-être parce que ce sont les seuls moments de joie d'une vie terne et souffrante.
N'est-ce pas étonnant? Nous étions partis à la recherche de l'« étranger », du solitaire (aïe, m'y revoilà!), du prophète incompris, du scrutateur des replis de l'univers. Au lieu de cela, nous trouvons un maître artisan du suspense et du rythme, soigneux distillateur des émotions d'autrui. Quelqu'un qui sait décrire une poursuite à travers les chambres d'une vieille auberge comme Friedkin mettra en scène, bien des années plus tard, la poursuite automobile de French Connection. Ce n'est pas rien.
Qu'après cela Lovecraft dissimule autre chose derrière ses textes, c'est son affaire. Toute la littérature est masque.
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