Désormais auréolé de plusieurs récompenses, Ikigami continue sur sa lancée avec ce cinquième tome et ses deux victimes traditionnelles. Le premier sketch nous présente un « graffeur », auteur de superbes graffitis composés la nuit qu'il doit effacer le jour en tant que peintre employé par l'entreprise de nettoyage familiale. Sa vie est donc une immense source de frustration, car ses rêves artistiques sont opposés aux besoins familiaux, tout en les servant. La découverte de sa mort prochaine via l'Ikigami va le pousser à s'accomplir en privilégiant l'individualisme dans une société où tout est sacrifié au nom de l'intérêt collectif.
Avec le second sketch, l'auteur prend son lecteur à contre-pied en le confrontant à une victime qui, une fois n'est pas coutume, souhaite recevoir le préavis de mort ! Fils d'un « patriote » élevé dans le culte du sacrifice au service du bien collectif, le jeune homme désire en effet accéder au statut de martyr mort pour une cause supérieure. Mais son intransigeance et son fanatisme vont lui faire découvrir toute l'absurdité et les paradoxes d'un système qu'il idolâtre.
On pouvait craindre qu'à terme, Ikigami se limite à une suite de sketches et à une surenchère de scènes-chocs, mais Motorô démontre un talent rare en échappant à tous les pièges tendus devant lui. Ainsi, pour éviter d'installer une certaine routine, l'auteur a l'intelligence de développer le « background » de son histoire en nous en apprenant un peu plus sur la nature fasciste de la société où évoluent ses acteurs, et en créant un cadre cohérent qu'il s'évertue à tisser progressivement comme une toile d'araignée autour de ses personnages. Il en profite également pour développer les doutes du livreur d'Ikigamis, véritable messager de la mort appelé à informer les victimes de leur sort, mais aussi en insistant sur la présence d'agents au service du pouvoir infiltrés dans la société. Big Brother is watching them, personne n'est à l'abri, l'étau se resserre, et le sentiment d'oppression et de paranoïa développé par le manga s'en trouve accentué.
Œuvre-phare de la scène manga après seulement cinq tomes (et dès le premier, d'ailleurs), Ikigami s'impose comme une critique définitive de la société nippone où, bien souvent, les aspirations et les espoirs de la jeunesse doivent s'effacer devant les obligations imposées par l'État et la famille.
Florent M. 05/02/2010
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