Le Mékaton est un navire-univers qui sillonne les mers sans destination depuis qu'il a pris le large, fuyant un « danger » dont la nature est désormais oubliée. A son bord, une population faite d'humains et d'animaux humanisés vit au rythme d'une fête perpétuelle destinée à « oublier la tristesse et l'exil », un bal masqué devenu « un charivari grotesque, un carnaval de fous cyniques et dangereux ». Parce qu'il souhaite quitter le bateau pour explorer le monde, le gentil rhinocéros Philéon devient un paria traqué par les Forces Spéciales, menées par l'amiral Finoiseau. Ce dernier utilise cet incident comme un prétexte pour prendre le pouvoir. Et ceux qui ont commis l'imprudence d'aider Philéon — comme le petit Bruno et sa mère — risquent fort d'en souffrir...
Une fête bouffonne et insensée sur un bateau dont on ne sait ni d'où il vient, ni où il va, ni surtout pourquoi il avance... Il n'est pas difficile de voir là une métaphore de la condition humaine et de son absurdité. Philéon, par son désir d'échapper à cet extravagant voyage et par sa soif de connaissances constitue une menace pour l'équilibre fragile de cette terre mécanique flottante. En se rebellant face à une société figée parce qu'elle préfère l'aveuglement à l'incertitude, il met en danger à la fois ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui s'étourdissent de vains divertissements. Quand on y réfléchit, ce scénario n'est donc finalement qu'une variation sur un thème universel, sans être aussi original qu'il en donne l'impression. Ces types d'univers étranges et très codés sont d'ailleurs nombreux en bande dessinée, avec de véritables réussites comme La Nef des fous ou Horologium. Malgré tout, c'est bien une sensation d'originalité que procure la lecture de cet album, sans que Patrick Fitou n'ait pourtant cherché à dérouter le lecteur autant que le font les albums sus-cités : l'univers du Mékaton est clairement lié au nôtre, puisque le navire contient les vestiges de Notre-Dame de Paris. On imagine aisément qu'une catastrophe quelconque a pu condamner un peuple à une « croisière s'amuse » sans fin. Mais, dans le même temps, les questions qu'on se pose sont nombreuses. Est-ce vraiment une catastrophe qui a conduit à cette situation ? Si oui, comment a-t-elle pu atteindre la planète entière au point qu'on ne puisse plus accoster, sans affecter le bateau (une maladie extrêmement contagieuse qui obligerait à une quarantaine infinie ?) ? Que peut trouver Philéon à l'extérieur du bateau (nous le saurons a priori au prochain épisode) ? Où et comment se ravitaille le bateau ? Qui est la petite fille qui se cache comme une passagère clandestine ? Cette terre mécanique est-elle finalement plus truquée qu'on ne le suppose ?... On en vient même à se demander si les animaux anthropomorphes sont comme d'habitude une simple convention de BD ou — dans l'hypothèse où ce monde serait notre propre futur — s'il s'agit de chimères génétiques...
Bref, le scénario est savoureux, à la fois intrigant et amusant. Mais on ne s'en apercevrait pas autant s'il n'était pas mis en images par Jean-Baptiste Andreae dont le travail est ici d'une qualité exceptionnelle. Son trait extrêmement dynamique navigue sans heurt de la caricature au dessin de charme en passant par toutes sortes d'ambiances différentes, très hautes en couleurs. Certains personnages sont volontairement grotesques, d'autres sont pathétiques, et leur coexistence engendre, sans jamais gêner la lecture, un ton assez unique.
Terre mécanique est une nouvelle série prévue pour comporter trois albums. S'ils sont tous de la qualité du premier et que le scénario tient ses promesses, elle devrait compter parmi les grandes réussites du genre !
Pascal Patoz nooSFere 26/09/2002
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