Alors que le tome 4 de Sandman vient de recevoir le prix du meilleur scénario à Angoulême, les éditions Delcourt poursuivent la publication désordonnée de la saga par un deuxième titre qui s'avère être le tome 11, c'est à dire en réalité un hors-série s'ajoutant aux dix volumes qui constituent le cœur de la série. Ce choix d'une publication erratique peut paraître étonnant, mais comme les différents tomes sont indépendants, cela n'a pas de réelle importance. Il est probable que Delcourt a voulu privilégier les titres les plus abordables, ceux par lesquels le lecteur aura le plus de facilités à rentrer dans l'univers si particulier de Neil Gaiman. Et il faut bien reconnaître que ce onzième titre est idéal pour découvrir le Sandman, pour plusieurs raisons. D'abord parce qu'il s'agit d'histoires courtes et complètes, chacune centrée sur l'un des sept Eternels dont on cerne ainsi mieux l'essence profonde. Ensuite parce que l'une d'entre ces histoires est — selon l'ordre chronologique et non d'écriture — la toute première histoire du Sandman et qu'elle apporte un certain nombre d'éclaircissements sur la nature de son univers ainsi que sur celle des êtres qui le peuplent. Enfin, parce que l'album réunit sept dessinateurs exceptionnels, qui ont laissé libre cours au meilleur d'eux-mêmes pour un résultat aussi original que superbe.
Mort / Death : La Mort et Venise. Très belle histoire d'une île hors du temps, d'où la Mort est tenue éloignée depuis des siècles, qui nous montre à quel point la Mort est patiente, à quel point elle nous aime... Au fil des pages, le style de P. Craig Russell se modifie sans cesse, suggérant des ambiances toutes différentes, où se mêlent nostalgie et débauche, mélancolie et romantisme. Désir / Desire : Ce que j'ai goûté du désir. Qui mieux que Manara pouvait peindre le désir ? A partir d'une anecdote historique, Gaiman nous dévoile la puissance du désir. L'érotisme sans vulgarité des superbes filles de Manara accompagne parfaitement le récit — même si l'on n'aurait pas détesté que pour l'occasion Manara fasse autre chose que du Manara. Rêve / Dream : Le Cœur d'une étoile. Ce récit « cosmique » est donc le premier récit de Sandman dans l'ordre chronologique. A l'aube des temps, se tient une réunion entre les Eternels et les divers soleils des galaxies — dont le tout jeune et maladroit « Sol », qui a en charge une planète bleue où l'humanité ne s'est pas encore éveillée. Après avoir rencontré chacun des Eternels, une mortelle, Dame Killalla de l'Eclat, tombe amoureuse de son soleil... Scénario impeccable, dialogues ciselées, le dessin irréel à la fois lumineux et évanescent de Miguelanxo Prado, cette seule histoire mérite déjà le qualificatif de chef d'œuvre. Désespoir / Despair : Quinze portraits de désespoir. Changement radical de ton pour cette série de quinze « portraits » qui s'éloigne de la bande dessinée pour mêler art contemporain, poésie et cris désespérés. Les peintures de Barron Storey ne peuvent laisser indifférents, même si elles auraient mérité un format bien plus grand pour leur rendre justice — certaines sont ici réduites à l'état de vignettes. C'est une partie somptueuse, mais évidemment plus difficile, moins grand public, et c'est une excellente idée que de l'avoir insérée au milieu de récits plus traditionnels, que d'avoir diversifié ainsi les modes d'expression. Délire / Delirium : Voyage intérieur. Quand divers névrosés ou illuminés forment une équipe pour voler au secours de l'esprit perdu d'une petite fille, cela donne un récit éclaté, fragmenté, explosé, torturé... bref délirant. Et comme le dessin de Bill Sienkiewicz est tout aussi éclaté, fragmenté, explosé, torturé... bref délirant, mais que malgré tout ce délire le sens demeure fort, on ne peut que crier au génie ! Destruction / Destruction : Sur la péninsule. Retour à un récit et à un dessin plus classiques avec une histoire qui rappelle le début du roman de Wilson, Les Chronolithes, mais qui serait basée sur une idée de R.A. Lafferty. Ici, des archéologues fouillent un étrange tumulus qui est apparu brutalement. Il s'avère venir du futur et contenir des armes de destruction massive. Délire n'est sans doute pas étrangère à ce phénomène... Destin / Destiny : Nuits éternelles. Courte conclusion du Destin en marche, prétexte à de superbes illustrations de Frank Quitely.
Ajoutons que l'objet lui-même est magique, dès la couverture, mais aussi à travers les illustrations et photos intérieures, travail de conception graphique dû à Dave McKean.
En conclusion, si la lecture du seul tome 4, malgré son indéniable force, m'avait laissé sur une légère réticence, liée à la nature de l'histoire elle-même — ce défilé ininterrompu de figures religieuses, de créatures fantastiques ou d'êtres mythologiques m'ayant paru un peu artificiel — , j'avoue être cette fois totalement conquis, sans aucune réserve, par cet enthousiasmant onzième opus. Mieux, en ouvrant de nouvelles perspectives dans l'univers du Sandman, il permet d'apprécier davantage le précédent tome et de faire tomber les réserves précédemment exprimées (voir critique de La Saison des brumes). N'hésitez donc plus à découvrir le Sandman, sublime chef d'œuvre et magnifique œuvre d'art. C'est un voyage passionnant qui commence, dont on ne manquera pas les prochaines étapes !
Pascal Patoz nooSFere 20/04/2004
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