Si vous n'avez pas entendu parler de la sortie du dernier Bilal, c'est que vous vivez dans un trou perdu en Patagonie. Le sommeil du monstre c'est 300.000 exemplaires pour le premier tirage. C'est de la pub à gogo, dans les journaux, dans la rue. On trouve Le sommeil à peu près partout, même là où la BD n'a habituellement pas sa place : kiosques à journaux, halls de gares, supermarchés... L'éditeur s'est fendu d'une plaquette-dossier de presse luxueuse et d'un cocktail mondain pour la sortie du livre. Les grands quotidiens nationaux et régionaux en ont tous parlé. L'auteur dédicace et répond aux interviews à tour de bras. Il est vrai qu'après une pose de six ans et deux films dans l'intervalle, le retour à la BD d'Enki Bilal est un événement. Voilà qui nous confortera dans l'idée qu'on a là l'auteur de BD actuellement le plus connu en France. Le plus connu, et l'un des rares à toucher un aussi large public. On peut s'en réjouir ou s'en attrister, dans la mesure où cela démontre paradoxalement l'incapacité de la BD à toucher le grand public. Comme beaucoup j'ai ouvert ce livre avec une légère appréhension, la trouille d'être déçu, le peur de découvrir que le bouquin n'est pas à la hauteur du barouf médiatique qui l'accompagne, de la réputation flatteuse de son auteur. J'ai lu, relu Le sommeil du monstre. Eh bien voilà : c'est un Bilal grand cru, supérieur à mon goût aux trois tomes de la Trilogie Nikopol. Alors bien sûr il y a le graphisme, la couleur directe, le trait Bilal légendaire, les bleus à la cendre de cigarette, un dessin qui s'approche encore un peu plus de la peinture. Bref le style Bilal, celui qui séduit le grand public et fait râler quelques puristes aigris. Mais Le sommeil c'est avant tout une histoire, des histoires, agencées avec maestria et intelligence. Et là, plus que jamais, Bilal force les portes d'un univers qui lui tient à coeur et où se superposent les niveaux de lectures. L'arrière-fond sera familier aux fans de la première heure : nous sommes dans un futur proche en passe d'être dominé par des individus fascisants, niant l'individu et la liberté personnelle, avides d'étouffer toute forme de mémoire et de pensée. On y découvre un héros désabusé, Nike dont on ne peut que constater la ressemblance avec son presque homonyme Nikopol, personnage central de la précédente trilogie. Ressemblance qui va plus loin quand on constate que son visage n'est pas sans rappeler celui de Bilal lui-même. Nike n'est-il pas d'ailleurs, entre autres, un anagramme de Enki ? Nous voilà donc invités à suivre les errances de Nike/Enki/Nikopol mais aussi celles de ses alter ego Leyla et Amir, à grands renforts d'ellipses, de flash-back, de décalages narratifs. En outre, la narration est ponctuée par des extraits de texte en récitatif qui sont des flashes de mémoire, les souvenirs fugaces des premiers jours de vie de Nike, dans une clinique yougoslave pris sous le feu des bombardements. On s'en voudrait d'en dire plus et de gâcher le plaisir de ceux qui n'ont pas encore lu Le sommeil du monstre. On se contentera d'écrire que Le sommeil du monstre c'est une belle histoire humaine, où l'on trouve de l'amour et des trahisons ; de la SF : quelque chose d'inconnu rode dans l'espace et fait peser une sourde menace sur notre planète ; un polar politique avec son lot de manipulations et de machinations machiavéliques ; et que l'on y trouve pour la première fois dans un livre de Bilal une évocation de la tragédie yougoslave. Voilà tout ce que l'on demande à une bonne BD : être un vrai divertissement sans pour autant être vain et vide de sens. Et l'on refermera le livre en se disant que la place privilégiée qu'occupé Enki Bilal dans le paysage littéraire français est Ô combien légitime.
Eteyas Bifrost n°11 01/12/1998
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