À peine eut-elle franchi la porte
qu'elle entendit les mortes qui semblaient lui parler.
« Libère-nous car nous sommes en enfer.
Comme si une main invisible nous maintenait au-dessus du vide. »

     Le professeur Bell a les cheveux blancs depuis la mort de sa femme. Il aime les mortes, il parle aux rideaux. C'est un des meilleurs chirurgiens d'Édimbourg et un tératologue, un spécialiste des monstres. On le devine opiomane comme Sherlock Holmes dont il est une sorte d'avatar. Ses yeux sont profondément enfoncés dans leurs orbites et l'on y perçoit l'éclat bleuté et dur d'une intelligence impitoyable. Le professeur Bell n'est pas homme à être pris au dépourvu. Aussi ne s'étonne-t-il pas de voir un mexicain à deux têtes entrer dans son cabinet pour lui demander un service insolite...

     Le Mexicain à deux têtes est une histoire extravagante qui s'inscrit dans un contexte exploité ici à merveille : la Grande-Bretagne victorienne, ses détectives extralucides, ses manoirs hantés et ses costumes de tweed, ses pubs enfumés, ses tasses de thé et ses cimetières inquiétants. Certes ça n'est pas une histoire très gaie qui parle avant toute chose de la folie et de la solitude. Mais bon, c'est rempli d'humour et ça n'a rien d'un traité philosophique argumenté mis plutôt d'un conte original, à mi-chemin du récit d'épouvante et de la farce grotesque.

     Nous avons déjà eu l'occasion de présenter Joann Sfar dans ces lignes. Rappelons pour les étourdis que ce jeune auteur a commencé à être édité en 96 et qu'il s'est depuis imposé par son originalité et une production étonnamment abondante, tant comme scénariste (Les Potamoks, Troll, Donjon. La Fille du professeur, etc.) que comme dessinateur (Petrus Barbygère...). La patte Sfar c'est une imagination exubérante, tous azimuts, ami qu'une réutilisation décalée et souvent pertinente des mythes et backgrounds de notre imaginaire (l'imaginaire « rôlistique » dans Donjon ou Troll, le folklore victorien ici...).

     Sfar signe dans cet album le dessin comme le scénario. Le trait n'est certes pas virtuose mais le graphisme n'est pas sans charme. C'est un dessin avant tout narratif. Pas ici d'esthétisme déplacé (oh la belle image !) mais un graphisme qui sert le récit, lui donne corps. Seul petit reproche : le lettrage en début d'album est franchement trop petit et pénible à lire.

     Le Mexicain à deux têtes est un album qui a l'immense mérite de ne ressembler qu'à lui-même, et c'est sans doute avec le même plaisir que nous lirons les prochaines aventures de Joseph Bell.