Voici donc le très attendu Joker de Brian Azzarello et Lee Bermejo, paru aujourd'hui en librairies mais sorti des presses depuis déjà quelques jours : une poignée de chanceux aura eu l'opportunité de se le procurer en exclusivité au Salon de la BD d'Angoulême depuis le vingt-neuf janvier (le stock fut écoulé en deux jours, sur les quatre que compte le Festival). La raison de cet engouement tient dans l'excellente réputation qui précède l'album, écrit et dessiné par deux auteurs parmi les plus en vogue. Gros succès aux USA, Joker aura sans doute inspiré le Joker de Nolan pour son film The Dark Knight (ne serait-ce que par son aspect, et son sourire tracé par une cicatrice).
Tous aux abris, rien ne va plus : le Joker vient d'être libéré de l'asile d'Arkham, et pour une fois légalement. Parmi la pègre de Gotham, qui osera lui servir de chauffeur pour le ramener en ville ? Les volontaires ne se bousculent pas mais Jonny, petite frappe sans envergure en quête de respect, y voit l'occasion de se faire un nom dans le milieu. Au pire, le Joker l'abattra sur place ; au mieux, il le prendra sous son aile. Contre toute attente, c'est l'option la plus improbable que va choisir le gangster (mais finalement, quoi de moins étonnant de sa part ?) en se prenant d'affection pour lui, et Azzarello va s'employer à nous conter la façon dont le pire ennemi de Batman va reconquérir son territoire à travers les yeux de Jonny.
Sans la moindre retenue, avec un réalisme saisissant et sur une narration à la première personne parfaitement maîtrisée, le récit libère tout le potentiel violent et malsain du Joker, loin des blagues de potache de la plupart des comics l'ayant mis en scène et plus proche de la version hardcore d'Alan Moore de The Killing Joke (hommage volontaire ou inconscient, la couverture de Bermejo sonne d'ailleurs comme un écho modernisé au « Smile ! » de Bolland). Ici, le Joker est fou. Vraiment fou. C'est un psychopathe imprévisible, redoutable, qui tue à tour de bras et mutile ou écorche vif ses opposants dans cette grande cour de récréation qu'est Gotham, entraînant la terreur partout où il passe. Pour ajouter au sentiment de malaise ambiant, le trait de Bermejo, réaliste et détaillé, se veut dérangeant et offre une curieuse impression de dégoût au lecteur, un peu à la manière des peintures de Francis Bacon. Disturbing and disgusting, comme on dit là-bas (jetez un oeil sur la couverture pour vous en convaincre).
Joker est donc – vous l'aurez deviné – entièrement consacré au Joker, présenté comme une sorte de légende de la pègre. Quant à Batman, il ne fera son apparition que dans les dernières pages, comme seul antidote (et encore, inefficace) contre le clown sanguinaire. Le narrateur, Jonny, empruntera un parcours inexorable en devenant l'acolyte du Joker, suivant une logique très « nietzschéenne » selon laquelle « quand on regarde en l'abîme, l'abîme aussi regarde en nous », sombrant dans la démence au contact de la folie incarnée. Peu de comics seront allés aussi loin dans la logique (ou plutôt, dans l'illogisme) du Joker, mis à part, encore une fois, le Killing Joke d'Alan Moore. Il est sûrement inutile de vous préciser que cet ouvrage est destiné à un public averti...
Florent M. 18/02/2009
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