Pour la première fois, une aventure de Valérian se déploie sur deux albums, soit 92 planches. Cet élargissement correspond à une volonté des auteurs de dépasser le cadre trop restreint de l'album unique, de raconter une histoire plus complexe que d'ordinaire... Et si, complexe, elle l'est, cette histoire innove en bien d'autres points sur les précédentes aventures de « l'agent spatio-temporel ». D'une part, l'écartèlement spatio-temporel est ici à son comble, puisque Valérian se trouve sur Terre, à notre époque, de la première à la dernière case, tandis que Laureline (son double, son envers, son amante, sa sœur...) vogue dans un lointain futur galactique bourré de stéréotypes (monstres) et d'archétypes (civilisations bizarres). D'autre part, et ceci entraînant cela, le couple (qui est souvent dissocié en cours d'aventure — et pour des raisons de suspense) n'est plus lié, il n'y a plus que deux individus qu'un gouffre sépare. Ce qui permet à nos deux héros (troisième innovation, sans doute mineure thématiquement, mais importante psychologiquement) de vivre des aventures sexuelles divergentes, eux dont la chasteté était proverbiale : Valérian couche avec une Terrienne (espionne comme il se doit), encore qu'il prétende n'être allé que « se reposer », Laureline s'habille en pute de haut vol (intersidéral) pour confondre les vilains galactiques (mais il est vrai que, elle, ne consomme pas, même par devoir). Mais, et là est l'importance de la dissociation, Valérian et Laureline sont constamment en relation télépathique : séparés, oui, mais ensemble néanmoins, et sans doute plus profondément que jamais... Cet écartèlement tous azimuts permet aux auteurs de mettre constamment en parallèle le décor spatial habituel (et auquel la plume de Mézières donne ce splendide réalisme onirique qu'on lui connaît — mais dont Christin sait se moquer : « Pourquoi veux-tu que je te parle de toutes ces choses que tu as déjà vues cent fois ? »), et le Paris de tous les jours, avec ses bistrots, ses restaurants de luxe, Beaubourg (qui tient un grand rôle !), puis la crasse de Brooklyn (qui « annonce », dix ans après, La cité des eaux mouvantes), et toutes ces trognes terriennes que Christin se plaît à fustiger (« Etrange de penser que tous ces pauvres bougres sont nos ancêtres ») et que Mézières sait croquer à merveille (« je prenais les portiers d'hôtels pour des militaires... des pouffiasses pour des bourgeoises... des petits escrocs pour des brasseurs d'affaires »... sans oublier « les prédicateurs promotionnant Dieu comme une vedette de show-business... les amateurs d'Ovnis qui prennent une mouche dans leur hamburger pour un Martien miniaturisé... »). En fait, autant que de montrer ce choc des contraires (monstre cracheur de feu hantant les couloirs du métro, créature aquatique surgissant d'un marais de Sologne, oiseau de feu traversant les tuyauteries de Beaubourg), c'est la satire d'un capitalisme sauvage, impitoyable et pitoyable, qui s'exerce aussi bien sur notre petite planète qu'à travers la galaxie, qui a intéressé Christin, scénariste dont les préoccupations politiques ont toujours été au premier plan des histoires (les dents dussent-elles continuer de grincer). Et l'on retrouve bien l'auteur de Z.A.C. (Grasset), attaché à traquer partout la corruption et les manœuvres, dans les tribulations de Crockbattler et de Rackallist, escrocs se faisant passer pour des dieux afin de voler leurs ultimes trésors aux pauvres Zoms, mais aussi de ces multinationales bien de chez nous prêtes à mettre la Terre à feu et à sang pour disposer des secrets galactiques, « ces forces énormes destinées à accroître encore leur emprise sur le monde »... Un foisonnement, de la couleur locale, des parfums d'ailleurs, de la hargne et de l'humour : un beau doublé, une réussite parfaite. Bravo, les deux compères !
Jean-Pierre Andrevon Fiction n°325 01/01/1982
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