Quand Konrad Arflane perdit le commandement de son navire, il prit ses skis et partit au hasard. Il voulait être au calme pour réfléchir et décider s'il devait vivre ou mourir. La banquise recouvrait la Terre entière : que pouvait faire un capitaine sans son navire des glaces ? Konrad croyait aux vieilles idées : le cours naturel de toutes choses allait vers le froid absolu et la mort. Une tradition parlait de New York, où les Spectres du Gel, depuis l'aurore des temps, tiennent leur cour dans le palais mythique de la Glace-Mère. Certains osaient dire que le soleil se réchauffait, que la Glace-Mère était mourante : des impies ! Jadis, il y avait eu la saleté, le vert, la vie ; mais la mort a toujours le dernier mot. Konrad, le capitaine fou, était l'Élu de la Mère, le seul homme capable de conduire un vaisseau jusqu'à New York, à la recherche du savoir qui changerait le monde. Et ça se savait.
Flaubert a commencé par Salammbô, Moorcock par Elric. Né en 1939 près de Londres, il devient professionnel à seize ans, écrivant de l'heroic fantasy, jouant de la guitare et dirigeant des revues de B.D. Puis, il devient le rédacteur en chef de New Worlds et l'écrivain révolutionnaire dont Maxim Jakubowski a présenté les oeuvres dans un excellent Livre d'or. Un talent aux multiples facettes, mais un seul univers, décadent et baroque, une fin du monde goguenarde et bariolée.
La planète est recouverte d'une immense calotte glacière. Les hommes se sont adaptés à ces nouvelles conditions de vie et se sont inventés une mythologie autour de la Glace-Mère.
Konrad Arflane, capitaine sans vaisseau de glace à commander, quitte sa ville natale pour réfléchir à son avenir. Il envisage de se laisser mourir... Mais en chemin, il sauve un homme mourant qui n'est autre que Pyotr Rorsefne, l'Amiral en chef de la plus puissante cité des glaces. Celui-ci lui fait part de son intention de lui donner le commandement du plus grand de ses vaisseaux, L'Esprit des Glaces, afin qu'il dirige une expédition vers New York, la ville mythique où les légendes situent le siège de la Glace-Mère.
Le voyage commence dans une morne ambiance. Arflane s'est entiché de la fille de Rorsefne. Or, elle est mariée et son époux la surveille de près.
Deux compartiments de ce roman sont fascinants. Il ne s'agit pas de l'aventure en elle-même qui s'avère finalement assez banale et d'une lecture sans passion, excepté les premiers chapitres. Ce qui prédomine dans ce livre, ce sont les personnages qui tissent tout au long de l'histoire des relations compliquées et changeantes et l'univers inventé par Moorcock, ce monde de glace où les voiliers glissent sur des patins et où les marins sont pour la plupart de rudes chasseurs de baleine à demi-civilisés.
Cet accouplement entre une richesse psychologique peu familière aux romans de science-fiction et une rudesse dans l'imagination d'un décor froid comme la glace et néanmoins attrayant conduit à faire de ce roman une réussite en dépit, je le répète, d'un scénario incomplet.
Ceux qui aiment les romans lents, les romans d'atmosphère, seront ravis. Les autres s'ennuieront un peu, sauf s'ils se laissent envoûter par la magie des glaces...
Michel Demuth, outre ses talents de traducteur, dirige avec soin l'entreprise de réimpression d'ouvrages de valeur en Livre de Poche. La rentrée nous apporte une nouvelle cargaison de titres. Pacotille, verroterie ou purs joyaux ?
Je ne m'attarderai pas sur Le son du Corde Sarban (ex-Galaxie Bis). Depuis Rêve de Fer, de Spinrad (rééd Livre Poche) les ouvrages sur le IIIe Reich, en SF, pâlissent même quand ils sont excellents. Alors, celui-ci... L'Ultime Fléaude Pohl (ex-Calmann Levy) n'est pas un des meilleurs de l'auteur. Malgré quelques scènes hallucinantes et une écriture thriller qui peut séduire, c'est d'une honnête moyenne, sans plus. Voilà pour la verroterie. Restent les joyaux : Le navire des glacesde Moorcock (ex-Opta) et Le monde de Rocannonde Le Guin (id).
Ces deux ouvrages, que rien en apparence ne rapproche ont une qualité commune, et qui se fait rare dans la SF par les temps qui courent. Ce sont des ouvrages lyriques, où les descriptions sont envoûtantes, et qui font appel à cette chose si démodée qui est l'identification du lecteur au héros et aux problèmes auxquels il s'affronte. Ce monde des glaces a parfois des relents du monde de Jack London, sans la moindre intention parodique. Ni le monde extérieur de Rocannon, ni cette Terre, sous les glaces ne sont notre monde ; nous ne partageons pas les convictions, croyances, superstitions des uns et des autres, leurs problèmes sont spécifiques : mais ils nous restent accessibles. Le lecteur se trouve devant un monde « décalé » — comme, par d'autres moyens chez Tolkien — ce qui n'empêche pas l'identification par empathie, mais permet assez de distance pour le plaisir de l'exotisme. En plein dans l'univers de la « Romance », loin du roman « réaliste » (Novel). Très souvent, la SF, par souci de respectabilité de faire sérieux (jeune cadre ou jeune savant dynamique, ou contestataire homologué) a voulu « concurrencer l'état civil » futur, nous ramener de la vision de l'étoile à celle des égouts : et c'est une bonne chose, cette oscillation entre le rêve et la dureté du réel c'est dans ce balancement que nait à la fois le futur et la SF. Parfois, néanmoins, comme ici, la SF s'offre (et offre au lecteur), une liberté — non pas de l'imagination, car les schémas narratifs sont très classiques, sauf dans les descriptions — une liberté de vagabondage.
En outre, ce Navire des Glaces,rapproché des mondes de Ballard, de Pavanede K. Roberts (Livre de Poche) et des Camps de Concentrationde Disch permettent de saisir une unité thématique secrète dans le groupe des auteurs qui gravitaient autour de New Worlds.Pas simplement dans leur projet, de donner à la SF des armes venues de la littérature moderne, mais au niveau de l'idéologie, se dégage un horizon singulier. L'ouvrage de Le Guin renvoie à ces chroniques d'un futur impensable, si proche et si lointain de celui de Cordwainer Smith (que le Livre de Poche devrait envisager de rééditer) et qui ont remplacé, dans le genre du rêve ces sortes d'histoires du futur qui avaient mobilisé, en leur temps Heinlein, Anderson et même Michel Demuth. Quel sens peut-on trouver à cette dérive loin de l'histoire, vers l'univers du conte ? Est-ce la preuve que de plus en plus l'histoire future échappe à ceux qui sont censé l'imaginer ?