Premier roman de l'américain James Flint, Habitus célèbre avec bonheur les noces du proche et du lointain comme celles du trivial et du divin : ses personnages pathétiques sont confrontés aux vastes desseins qui président à leurs existences. Flint réussit une œuvre ambitieuse et personnelle qui ne croule jamais sous le poids de ses références : si Deleuze est cité en épigraphe, l'imaginaire de l'auteur paraît nourri avant tout de fantastique et de science-fiction. Habitus ressemble de ce fait à un improbable croisement entre Thomas Pynchon et Maurice G. Dantec, héritage de la grande tradition littéraire anglo-saxonne comme des cyberpunks. Impossible d'en résumer ici l'intrigue ; contentons-nous d'en dessiner les grandes lignes.
Nous suivons donc les destins croisés de Joël, génie des mathématiques devenu informaticien né dans une famille de kabbalistes hassidiques, Judd, sosie introverti de Denzel Washington, et Jennifer, jeune fille dévergondée en manque de liens affectifs. De l'union de ces trois personnalités fragiles naîtra une enfant mutante dotée de deux cœurs et de pouvoirs effrayants. Et loin au-dessus, en orbite à 298 kilomètres de la Terre, Laïka la chienne de l'espace observe l'agitation des humains avec son regard distancié d'animal-dieu.
Pour faire vivre ses personnages comme pour étayer ses descriptions, Flint utilise quasi systématiquement la métaphore — tantôt organique, tantôt minérale — dans un double mouvement de réification de l'homme et de vitalisation de l'inerte. Au confluent de ces deux courants contraires, le règne animal agit comme un révélateur des deux forces opposées qui se disputent l'univers : l'ordre et l'entropie. Mais ce qui n'apparaît un temps que comme un exercice de style gratuit prend tout son sens lorsque les métaphores deviennent littérales : Joël, obsédé par la création d'un Golem numérique à son image, devient lui-même pure information ; Judd finit par se minéraliser ; Jennifer se liquéfie, éparpillée en une myriade de particules. Et à bord de Spoutnik II, à force d'emmagasiner les flux d'informations en provenance de la Terre, Laïka finit par fusionner avec le satellite lui-même...
Roman posthumaniste, Habitus défend l'idée matérialiste d'un monde absolument déterministe mais aussi complètement imprévisible, parce que l'homme est incapable de maîtriser l'infinitude des interactions à l'œuvre. D'où cette histoire critique, ludique et désenchantée des nouvelles technologies, conclusion imprévue d'un récit pourtant fasciné par la science. Le propos en lui-même n'est pas nouveau — le mythe de Prométhée a fait long feu — , mais James Flint a su le renouveler avec bonheur, lui donnant même une authentique dimension cosmique sans jamais oublier ses personnages, profondément humains en dépit de leur caractère exceptionnel.
Saluons enfin l'excellent travail du traducteur, Claro, qui a su restituer la richesse du roman. Seule fausse note : d'innombrables et agaçantes coquilles émaillent le texte dès les premières pages. James Flint et son Habitus méritaient plus d'attention.