La première question qu'on se pose à propos de ce roman, c'est de savoir pourquoi il a fallu vingt-cinq ans avant qu'un éditeur français se décide à le traduire...

     Car, en vérité je vous le dis, Messiah est un véritable tour de force littéraire, un livre d'une puissance si rare qu'elle vous possède encore bien après qu'on ait refermé l'ouvrage.

     Gore Vidal est considéré comme un cas exceptionnel dans la littérature américaine moderne. Il a abordé un peu tous les genres, à la manière d'un Colin Wilson par exemple, et chaque fois avec un succès incontestable : l'essai (Les faits et la fiction), la nouvelle (je vous conseille particulièrement un vénéneux recueil paru chez Panther Books — qui a réédité presque tout Gore Vidal en Angleterre — et qui s'intitule A thirsty evil), le roman, avec une nette préférence pour le genre historique (Burr, Julian, Myra Breckinridge), la SF (Kalki, qui était éligible pour le Hugo en 79...), le policier (sous le pseudonyme d'Edgar Box, le plus connu de ses livres dans ce domaine étant La mort en cinquième position) sans compter les scénarios de films (il est l'auteur entre autres de celui de l'inquiétant Caligula, si mal apprécié par la critique). Une longue énumération (très incomplète !) me direz-vous, mais je tenais à donner une idée du phénomène Vidal dans toute son ampleur.

     Pour en revenir à Messiah, c'est un roman sur la prolifération d'une nouvelle religion qui échappe totalement à son « prophète » pour devenir un instrument de pouvoir aux mains des dirigeants. Et ce jusqu'à une domination quasi complète du monde, l'Islam tentant sans grand espoir de s'y opposer dans un dernier combat dont le livre raconte les prémices. Il y a eu des précédent célèbres, comme Le maître du monde de Robert Hugh Benson, mais Gore Vidal est parvenu à créer un tel climat de fascination, d'exaspération, puis de résignation, au fur et à mesure qu'avance l'histoire de la secte (devenue religion mondiale) de John Cave, que le lecteur se sent agrippé et surtout concerné par les événements relatés par l'un des principaux protagonistes. Et l'on est d'autant plus concerné que Messiah met à nu des mécanismes comme ceux qui ont conduit au suicide collectif de Guyana. Mais le plus effrayant peut-être réside dans l'impeccable démonstration de l'auteur concernant la prise en main de la religion naissante par certains intérêts particuliers, qui feront suffisamment dévier la doctrine pour obliger jusqu'au « prophète » lui-même à collaborer au mouvement par sa propre disparition. Cette version moderne de la vie d'un Christ qui aurait fait l'éloge de la Mort et qui serait tombé entre les griffes du big business américain est rédigée dans un style puissant, qui fait vivre les situations et les personnages avec une intensité rare. Il y aurait des pages et des pages à écrire sur ce roman qui part comme un feu d'artifice dans toutes les directions possibles. Mais, puisqu'il faut couper court, un seul mot ne peut que convenir ici : EXTRAORDINAIRE.