Jenny Flower est une fillette indisciplinée et difficile, attirée par l'insolite et l'anormal : « Son instinct naturel la portait vers tout ce qui est étrange, vers ce que tout le monde trouve maléfique, pernicieux, repoussant. Elle portait en elle la connaissance encore inconsciente d'un quelque chose entièrement différent des vérités courantes de la vie. » (p.46) En 1931, elle a sept ans. Le jour de la Saint-Pierre-aux-liens, son destin bascule au milieu de la forêt où elle rencontre pour la première fois le Sombre Etranger, un homme qui porte des cornes — amovibles ! — et qui l'initie bien vite aux mystères de la nature...
Qui est cet individu ? Une grande partie du charme de ce roman est fondée sur le doute quant à cette identité. Les passionnés de fantastique concluront qu'à l'évidence il s'agit du Diable et que Jenny est indiscutablement une petite sorcière. Les lecteurs réfractaires à l'irrationnel n'y verront qu'un marin de passage, qui parle non pas des flammes de l'Enfer mais de la chaudière de son bateau, ses nombreux voyages expliquant les trop brèves visites qui rythment l'adolescence de Jenny. Certains verront bien sûr dans cette « initiation » aux mystères de la vie d'évidentes allusions sexuelles et dans Jenny une petite fille troublée, perdue par la faute d'un séduisant pédophile. Les plus romantiques imagineront au contraire que cet « étranger » est le véritable père de Jenny, qui n'ose lui avouer la vérité.
Bref, chaque lecteur peut interpréter à sa guise l'histoire qui se déroule sous ses yeux, jusqu'au dénouement qui apporte quelques indices supplémentaires. Cette ambiguïté est une volonté affirmée de l'auteur, comme en témoigne une note finale : « Pour ceux qui sont prêts à cette 'suspension volontaire de l'incrédulité', l'étranger peut bien être Lucifer et l'enfant une sorcière. Pour ceux qui n'y sont pas prêts, tout ce qui concerne ce couple étrange est susceptible d'une explication naturelle et matérialiste. » Il est certain que Jenny s'imagine être une sorcière, semblable à la vieille et effrayante Mme Beadle, mais l'est-elle vraiment ? On ne peut qu'admirer la totale réussite de l'auteur à maintenir l'ambiguïté.
Cependant, ce n'est pas le seul intérêt de ce très beau roman. Tombée dans l'oubli, Ethel Mannin a écrit une centaine d'ouvrages, dont plus de cinquante romans. Comme le rappelle la préface de Brian Stableford, elle s'intéressa d'abord aux ambitions des femmes de la classe ouvrière et acquit ainsi la réputation d'être un « écrivain pour femmes », tandis que son parcours politique la poussait progressivement vers le marxisme puis vers l'anarchisme militant. Ces préoccupations de l'auteur transparaissent dans Lucifer et l'enfant, rédigé en 1944, dont l'action débute dans les années noires qui suivent la Grande Dépression de 1929 pour se terminer sous les bombardements de la Seconde Guerre Mondiale. Pour Jenny, le feu des bombes n'est autre que celui de l'Enfer auquel elle aspire de toute son âme : expie-t-elle ainsi la misère des déchus du capitalisme et le péché de sa naissance bâtarde ?
Ecrivain pour femmes, Mannin l'est assurément, si cela signifie qu'elle écrit pour défendre la condition féminine, et non à la seule intention des femmes. Ainsi, outre la peinture sociale des années 1930, son roman offre quelques beaux portraits de femmes, dont celui de l'institutrice Marian, fille d'un pasteur de campagne, qui tentera de s'interposer entre Jenny et l'étranger.
Bref, Lucifer et l'enfant est un roman aux marges du fantastique, plus troublant qu'effrayant, qui mérite largement d'être redécouvert.
Pascal PATOZ (lui écrire)
Première parution : 14/11/2004 nooSFere