[Critiques des livres suivants ;
- La colère végétale de Monique Watteau, Plon
- Le délit de Jacques Sternberg, Plon]
Dans le domaine du fantastique, deux romans méritent une mention particulière.
Fantastique mythologique, d’abord, avec cet étrange livre qui a nom « La colère végétale » (Plon) et qui est le premier ouvrage de Monique Watteau (retenez ce nom, on en reparlera). Cette jeune femme, déjà comédienne et peintre, a sans doute trouvé dans la littérature sa forme d’expression idéale. Nous avions vu naguère de ses dessins, allégories bizarres peuplées d’êtres à la fois humains et animaux – ou végétaux. C’est un peu de cet univers qui est recréé dans cette histoire d’amour et de mort.
Le sujet en est banal au départ. En 1954, écrire un roman sur un thème aussi ressassé que celui des « dieux qui se vengent », c’est une gageure. Mais tout est dans la « manière », et celle de Monique Watteau est totalement originale. Sa plus simple et plus belle trouvaille est d’avoir donné à ces dieux la forme végétale – ce sont les « démons-arbres » adorés des indigènes de l’île de Bali où débute le récit. La trame est classique : l’amour sacrilège d’un Européen et d’une fille de l’île, vouée aux « dieux verts ». La première partie du livre raconte la naissance et l’épanouissement de cet amour avec un lyrisme érotique qui rend un son assez neuf. (Il n’y a que les auteurs féminins qui puissent décrire l’amour avec cette impudeur tranquille, sans tomber dans la grivoiserie ou le ridicule.)
Après cette « ouverture » idyllique, l’atmosphère devient vite hallucinante. Les deux amants sont venus en Europe et se sont retirés au milieu d’une île méditerranéenne, dans une maison extraordinaire, « livrée au végétal », envahie de tous côtés par les plantes. Et c’est là que la vengeance des dieux commence ; la végétation se livre à une prolifération monstrueuse, elle étouffe la maison, sème des pièges sur les pas de ses occupants. Et le cauchemar tourne à la fantasmagorie : le parc devient une forêt vierge, les arbres vivent, les lianes grouillent, les fleurs mordent et elles empoisonnent l’air, la mer elle-même se change en mer des Sargasses.
Le talent avec lequel l’auteur se tire de ces périlleuses évocations est indescriptible. C’est de la virtuosité pure, peut-être, mais, quoi qu’il en soit, c’est du beau travail ! Et le plus difficile était de garder le ton pendant cent cinquante pages sans tomber dans la monotonie. Quant à la conclusion, elle est étonnante.
Enfin, on peut réserver une place à part pour « Le délit », de Jacques Sternberg (Plon). Depuis « La géométrie dans l’impossible », nous savions que Sternberg était un de nos écrivains fantastiques les plus doués. Avec sa seconde œuvre, il devient l’auteur d’un des romans les plus insolites qui aient paru depuis des dizaines d’années. Plus d’ailleurs qu’un roman, ce livre est un vaste exercice de style, une symphonie d’images jamais employées, un univers de visions inattendues et surprenantes. Détail curieux, alors que le style dans « La géométrie » était caractérisé par une sobriété aiguë, il a ici un aspect de richesse torrentielle, d’autant plus étincelante qu’elle apparaît, quand on l’étudié, minutieusement calculée (car ce style est très travaillé). Le seul reproche qu’on pourrait faire à Sternberg est peut-être, par instant, de forcer la dose. Dans la première moitié de l’ouvrage, notamment, il nous entraîne pendant des pages entières le long de déluges de tableaux fulgurants, de labyrinthes de phantasmes fébriles ; on en est ébloui, ahuri, on s’essouffle à le suivre ; et toujours il va de l’avant, renouvelant à l’infini les couleurs de son kaléidoscope, variant les effets, soignant la mise en scène, infatigable. C’est pourquoi la lecture d’un tel livre ne peut être faite d’une traite. Il faut l’absorber lentement, méthodiquement ; mais on ne regrette pas alors d’avoir expérimenté les perspectives vertigineuses où l’auteur vous plonge.
Sa « méthode » dans l’édification de ce délire irrationnel est d’ailleurs simple : c’est une volonté délibérée de représenter tous les objets, tous les éléments du décor environnant comme vus au fond d’un miroir monstrueusement déformant, qui en révélerait quelque secrète et extravagante apparence. On assiste ainsi à une « reconstruction » forcenée du monde sur les bases d’un immense cauchemar. Que ce cauchemar soit celui d’un homme au cœur d’une ville mythique importe peu. Comme l’a fait justement remarquer Sternberg pour présenter son roman, ce n’est pas le héros qui a de l’importance, mais tout ce qui l’entoure et s’insère dans la trame de ses visions.
Après cette première partie, qui décrit la « ville tumultueuse », s’introduit la seconde, celle de la « ville déserte ». Le ton s’y modifie ; les ressources de l’imagination demeurent, mais ses pouvoirs évocateurs se font plus mystérieux, plus dépouillés, plus inquiétants aussi à mesure que se développe l’incompréhensible. Le cauchemar s’organise, s’épure ; paradoxalement, il est plus proche du concret et, en même temps, l’angoisse qu’il recèle devient plus terrifiante. Jusqu’au dénouement brutal, préparé, indicible.
Mais un tel livre ne se raconte pas, ne s’explique pas. C’est du fantastique dans sa formule la plus stricte : celui qui n’a son seul but qu’en lui-même ; du fantastique « de haut vol », qui vous séduira si vous êtes prêts à accueillir les prestiges de l’imagination, les « fancies » à l’état pur, sans vouloir leur chercher de justification, pour le seul plaisir d’y exercer à votre tour votre cerveau. Dans ce cas, « Le Délit » est fait pour vous.
Alain DORÉMIEUX
Première parution : 1/12/1954 dans Fiction 13
Mise en ligne le : 7/3/2025