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Invitation au supplice

Vladimir NABOKOV

Titre original : Priglachenie na kazn'   ISFDB
Traduction de Jarl PRIEL

GALLIMARD (Paris, France), coll. Du monde entier précédent dans la collection suivant dans la collection
Date de parution : 23 mai 1960
Dépôt légal : 1960
Première édition
Roman, 272 pages, catégorie / prix : nd
ISBN : néant
Format : 14,0 x 20,5 cm
Genre : Fantastique


Pas de texte sur la quatrième de couverture.
Critiques

    En lisant la quatrième page de la couverture de ce livre, on apprend qu'il fut publié avant la guerre dans une revue littéraire russe paraissant à Paris. On y trouve également, maladroitement dévoilé, le coup de théâtre que l'auteur de « Lolita » ménage, dans le récit, à ceux qui aiment les surprises conformes à la tradition. Ce n'est cependant pas à ceux-là que ce livre s'adresse en premier lieu.

    De quoi s'agit-il dans ces pages ? Des dernières semaines d'un condamné à mort, de sa détention avant qu'il soit exécuté, de ses réflexions, de ses faits et gestes, et aussi des visites qu'il reçoit. Rien là que de très orthodoxe quant à la trame, ainsi qu'on le voit. Mais ce récit est rendu absolument ahurissant par les gifles que la logique y reçoit à chaque paragraphe, et par la verve avec laquelle ces gifles sont assenées. L'univers dans lequel se déroule l'action n'a rien d'orthodoxe, quant à lui, pas plus que les personnages qu'on y rencontre.

    Que penser d'une ville dont les armoiries représentent un haut-fourneau nanti d'une paire d'ailes, dans laquelle les transports publics sont assurés par des wagonnets électriques en forme de cygnes ou de bateaux, tandis que les particuliers aisés se déplacent dans des voitures à remontoirs ? Comment ne pas être surpris lorsque l'auteur évoque l'aéroport, dans la baraque duquel dort un vieil avion rapiécé, lequel s'envole encore les jours de fête pour la distraction des infirmes ? Et comment faire face aux lois de la cité – ces lois qui exigent par exemple que, dans un procès, les rôles d'avocat et de procureur soient tenus par des frères utérins ou, à tout le moins, par des juristes grimés de façon à se ressembler totalement ? Vladimir Nabokov s'empare de l'imagination du lecteur dès le premier paragraphe, et l'emmène vers un pays de rêve ou de cauchemar, dans lequel le juge susurre la sentence de mort à l'oreille du condamné. L'invention de l'auteur ne faiblit à aucun moment : les traits absurdes succèdent aux évocations cocasses, le grotesque se mélange avec le fantastique pour s'animer d'une vie délirante.

    Rien, dans ces pages, ne se déroule conformément aux prévisions du lecteur ; ce n'est pas seulement la réalité de chaque jour qui est ridiculisée, anéantie, mais aussi celle de la page précédente : ce directeur de prison qui a le don de passer à travers les murs se révèle, un peu plus loin, capable de se métamorphoser et de prendre l'apparence du geôlier. Ce geôlier lui-même, qui enlève à l'occasion sa barbe et sa tignasse, et qui vient proposer un tour de valse au détenu (lequel accepte d'ailleurs de tourbillonner ainsi à travers les couloirs de la prison), paraît presque conventionnel par comparaison avec l'ahurissant M. Pierre, bourreau soucieux de gagner les bonnes grâces de sa future victime, auprès de laquelle il multiplie lourdement les attentions les plus saugrenues et la bonne humeur la plus insupportablement agaçante.

    Quant aux scènes mêmes du récit, elles ne sauraient se raconter : aucun résumé ne donnerait une idée de la visite que vient faire la femme du détenu, accompagnée de son amant du jour, de ses parents et de ses meubles ; ni de la séance de cirque qu'improvise M. Pierre pour tenter de dérider l'infortuné prisonnier. Il faut cependant noter la façon dont les comparses ou les foules prennent régulièrement le contre-pied de l'attitude qui pourrait être celle du lecteur : l'admiration béate du directeur envers M. Pierre, tout comme l'enthousiasme que le public accorde indifféremment au bourreau et à la victime, hérissent en même temps qu'elles font rire.

    Ceux qui le désirent pourront chercher un symbolisme subtil en ces pages, et la scène finale leur sera peut-être précieuse pour cela : n'y voit-on pas le condamné, au moment de l'exécution, s'échapper de cet univers où il a été martyrisé, pour s'en aller du côté où se tiennent des êtres semblables à lui ? Le crime dont il était accusé n'était-il pas celui d'opacité à la lumière ? Tout cela pourrait donner lieu à de vastes développements, qui risqueraient cependant d'être assez gratuits. Et, de toute façon, l'envie n'en apparaîtrait qu'une fois le livre refermé : dès qu'il est entraîné par l'invention étourdissante de Vladimir Nabokov – et cela se produit à partir du premier paragraphe – le lecteur n'a qu'une envie, celle de connaître le nouveau tour que l'auteur va maintenant lui montrer. Ces tours ne sont pas arbitraires, d'ailleurs, ils s'enchaînent suivant une rigueur de l'absurde et aucun d'entre eux ne répète l'effet du précédent.

    L'auteur de la traduction, Jarl Priel, a droit à des félicitations, pour avoir réussi à s'adapter aux rythmes très divers du récit, et aussi pour avoir su conserver l'irréalité de certaines notations (« L'horloge sonna une demie qui se rapportait on ne sait trop à quoi » ) aussi bien que le grotesque de tels autres passages (« …postillonnant avec une telle ardeur qu'un arc-en-ciel brillait aux alentours de sa bouche… »). 

    « Invitation au supplice » est un livre que ne goûteront pas les cartésiens ; il procurera en revanche d'excellents moments à tous ceux qui ne dédaignent pas un fantastique saugrenu, au sein duquel la rigueur prend une forme irréelle, et où les événements se suivent selon une fatalité dont notre univers quotidien n'a aucune connaissance. Ce n'est pas un simple exercice de virtuosité, mais un véritable tour de force dans le domaine de l'architecture littéraire. Ce n'est pas, à la façon du « Procès » de Kafka, un réquisitoire contre les absurdités de l'appareil judiciaire, mais bien la mise en mouvement d'un univers artificiel, inconcevable par des moyens logiques, et qui, cependant, se révèle animé. Pour ces raisons, c'est sans aucun doute un livre à lire, et qui constitue une réussite majeure aux limites du fantastique, de l'absurde et du nonsense cher à Lewis Carroll.

Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/2/1961 dans Fiction 87
Mise en ligne le : 29/1/2025

Critiques des autres éditions ou de la série
Edition GALLIMARD, Folio (1980)

 
     Une des caractéristiques du fantastique moderne, c'est qu'il s'est pratiquement constitué en dehors des collections spécialisées, pour surgir dans le champ de la littérature générale. Ainsi, alors que les collections spécialisées se contentent souvent de resservir un fantastique hérité du XIXe siècle et qui trouve son dernier sursaut d'originalité avec Lovecraft, le genre a évolué parallèlement, de Gogol au « réalisme magique » sud-américain, se coupant radicalement d'avec les formes figées qui continuent de se perpétuer (parfois avec un certain bonheur d'expression comme chez un Stephen King). Vladimir Nabokov fait partie de ces grands écrivains étiquetés mainstream, mais que les amateurs de polar devraient connaître pour Lolita et les amateurs de fantastique pour Invitation au supplice (entre autres.,.). Ce fantastique-là s'apparente à Kafka, en passant par Gogol (cf. Le nez in Nouvelles de Pétersbourg), et consiste, grosso modo, à présenter l'extraordinaire sur le ton du banal. Ce roman, qui remonte précisément à la première période russe de Nabokov (avant le passage à la langue anglaise), pourrait presque se donner comme la suite du Procès. Ce serait, en somme. L'emprisonnement. Comme Joseph K., Cincinnatus C. a du mal à être plus, civilement ou socialement, qu'une initiale. Il attend son exécution dans une curieuse forteresse, recevant des visiteurs qui ne cessent de le tourmenter. Le réel est gauchi par l'attente de la Mort. Mais surtout Nabokov donne à penser, sur un ton de farce tragique, que, pour paraphraser Sartre, « la prison, c'est les autres ». Un chef-d'œuvre du fantastique moderne, qui date d'avant-guerre mais qui, plus que jamais, mérite qu'on aille le découvrir.

Bruno LECIGNE
Première parution : 1/9/1980
dans Fiction 311
Mise en ligne le : 15/12/2010

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