Site clair (Changer
 
    Fiche livre     Connexion adhérent
En un pays lointain

William GOYEN

Titre original : In a farther country   ISFDB
Traduction de Martine WEILL

GALLIMARD (Paris, France), coll. Du monde entier précédent dans la collection suivant dans la collection
Date de parution : 1967

Roman, 232 pages, catégorie / prix : 14 F
ISBN : néant
Format : 19 cm
Genre : Imaginaire


Pas de texte sur la quatrième de couverture.
Critiques

    Les deux romans de William Goyen et de Thomas Pynchon, le premier onirique, le second picaresque, sont nés du même problème : la difficulté, au moins pour les humbles, d’échapper à l’aliénation de la grande cité, de s’évader de la plus vaste, de la plus haute, de la plus dense, de la plus agitée des villes de la Terre, New York. La seule issue qui leur demeure ouverte est le rêve, l’imaginaire, le souvenir. Si différents que soient les deux romans, ce champ de bataille commun y apparaît trop obsédant pour que cette rencontre ne résulte pas d’un fait objectif.

    New York terrifie, sinon tous les Américains, du moins ses habitants. Tous ceux qui le peuvent prennent sur le coup de cinq heures une fuite éperdue et s’égaillent dans une banlieue qui auréole Manhattan sur une profondeur de 60 à 100 kilomètres. Cela signifie que cette auréole, à quelques exceptions près, est propriété privée. Quelques plages populaires de Long Island mises à part, il est pratiquement impossible de sortir de la Ville sans entreprendre un véritable voyage. Aussi bien, sur les quelques millions d’humains qui habitent effectivement Manhattan, du Village au nord de Harlem, une forte proportion est-elle aussi incapable de quitter ce gigantesque navire que s’il s’agissait d’un astéroïde prison. Elle s’est trouvée jetée là par la naissance ou par les hasards de l’existence – et notamment par l’exode rural qui joue son rôle dans le roman de Goyen. Elle y étouffe. Elle aspire à une obscure libération qu’elle ne sait même plus nommer.

    Pour Marietta Mac Gee-Chavez, venue du Nouveau Mexique, le refuge s’appelle « l’Espagne ». Ce n’est rien d’autre qu’une pièce qu’elle a obtenue au-dessus de l’atelier d’un fabricant de meubles et de bibelots exotiques, en échange de ses broderies. Mais cette pièce abrite quelque chose de plus grand et de plus vaste que les maigres trésors de Marietta. Elle est devenue par la force de son rêve un endroit qui communique avec le passé et avec le mythe, où elle s’efforce de renouer avec cette part d’elle-même qui est d’ascendances espagnole et que contredit une autre part irlandaise. « L’Espagne » signifie à la fois, pour elle, la noblesse et la gratuité. Mais ce royaume pendant longtemps reste désert. Une nuit, il va se peupler d’individus marginaux et pour le moins improbables, qui ont en commun le souci d’un certain salut, l’angoisse de se libérer en retrouvant et en exprimant leur passé, en proférant dans un endroit magique et disponible la « chose jamais dite », et en renouant par là avec l’innocence et la spontanéité. Le premier sujet de Marietta sera l’oiseau « coureur de route », échoué Dieu sait comment dans le rayon ornithologique d’un grand magasin, incapable de chanter dans cette atmosphère mercantile et dont le cri serait pourtant pour Marietta l’occasion de libérer le sien. « Je veux tirer cet oiseau d’Uniprix, dit-elle, pour lui redonner une ambiance qui soit la sienne et pour retrouver moi-même quelque chose qui mest propre. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Je veux délivrer un vieux message et tenter de sauver un appel ancien auquel je tiens. Avec le temps, ce quon a voulu donner au monde entier, un peu de rêve pour tous, on est content de le retrouver un peu pour soi seul, den garder cette petite partie pure et authentique, tant bien que mal – tout est si mêlé qu’on s’y perd – mais quoi qu’on fasse, cela ne parait pas réalisable. Où est-ce perdu ? À quel prix l’a-t-on vendu ? La chose se traîne, étouffante et sourde, qui cherche à retrouver son cri, son message, enseveli en nous comme si la montagne s’était écroulée dessus. »

    L’oiseau « coureur de route » est le symbole de l’écrivain, dispensateur de rêve et par là révélateur de la vérité ancienne que chacun de nous tient enfouie en lui-même et que la montagne, la ville, écrase. Il ne retrouvera sa voix, son cri qui seul peut le sauver et sauver autrui, que dans « l’Espagne », hors du réel, symboliquement loin de la ville. On l’apportera un soir à Marietta, comme mort, car mort il peut sortir de l’Uniprix sans que son prix soit versé. Et dans « l’Espagne », il se réveillera ou ressuscitera, s’ouvrant à lui-même et ouvrant aux autres les portes du rêve. Et tous les habitants de « l’Espagne », peuple d’une nuit, surgis de la ville et l’ayant oubliée, chercheront à leur tour leur voix, l’histoire, la « chose jamais dite », car ici seul le verbe sauve, libère ce que la ville, la vie et la société ont emprisonné.

    Il y a dans le roman de William Goyen beaucoup de tendresse, de cette tendresse pour les humbles, les inadaptés, les riches d’âme, qui perçait dans La maison d’haleine et dans son recueil de nouvelles en partie fantastique, Le fantôme et la chair. Goyen se situe dans la lignée des insolites américains, comme Thornton Wilder et comme le Truman Capote des débuts.

 

    Bois flottés eux aussi, plutôt que dans le rêve les truculents personnages de Pynchon recherchent l’évasion dans l’action. Marins en bordée, clochards, prostituées, artistes du Village, esthètes à demi fortunés, flics et gangsters, la quête du rêve, de l’imaginaire perce pourtant derrière chacun de leurs gestes ou derrière chacune des circonstances qui les font naître. Le présent insupportable, la ville inévitable ne font que précipiter la fuite et en rendre le rythme plus haletant. Elle est soumise au mouvement du yo-yo, où Pynchon feint plaisamment de trouver le secret de l’univers. On monte, on descend, dans la vie, le long de la côte, dans les entrailles de la ville quand on se laisse emporter par le métro, « uptown, downtown », d’un bout à l’autre de la ligne et retour. Lorsque Benny Profane s’engage dans le corps des égoutiers pour chasser dans les boyaux de la cité les alligators qui s’y sont développés depuis la mode de leur élevage dans les baignoires, il poursuit les conséquences d’un rêve. Il manque dans le même cadre fangeux de rencontrer le fantôme d’un prêtre fou qui a tenté, selon la légende, d’évangéliser les rats. Herbert Stencil, en tentant d’élucider l’énigme de l’initiale V… figurant un peu partout dans les papiers de son père, agent secret assassiné, traque lui aussi la descendance fantastique du souvenir ou de l’utopie jusqu’à rechercher le pays mythique de Vheissa. Schoenmaker, praticien de la chirurgie esthétique, rêve de transformer entièrement sa maîtresse et de lui donner ainsi une nouvelle âme, de la faire échapper à sa forme « naturelle ». Car l’homme commence là où il s’invente. S’il parvient à s’inventer…

    Mais la ville, dans le roman burlesque et picaresque de Pynchon, s’est étendue jusqu’aux limites du monde. Il n’y a plus guère d’espoir de lui échapper. Et si Pynchon ne laisse guère d’issue à ses personnages, la seule dont il se dote reste le fait d’écrire, de laisser vagabonder son imagination. Son « Espagne » à lui, c’est son livre. Il manifeste un talent exceptionnel, mais-trop rebelle encore à la discipline la plus élémentaire. Il a cédé au défaut de tout dire. Aussi son roman, plus compliqué que complexe, plus décousu que varié, lasse-t-il à la fin l’attention. On y retrouve nombre d’influences, celle de Miller, celle peut-être de Durrell, notamment. Une imagination débordante à laquelle il manque encore un crible s’est déversée dans ces quelque cinq cents pages denses, fort bien traduites par Minnie Danzas. Un auteur à suivre.

Gérard KLEIN
Première parution : 1/1/1968 dans Fiction 170
Mise en ligne le : 29/10/2023

retour en haut de page

Dans la nooSFere : 87293 livres, 112213 photos de couvertures, 83729 quatrièmes.
10815 critiques, 47164 intervenant·e·s, 1982 photographies, 3915 adaptations.
 
NooSFere est une encyclopédie et une base de données bibliographique.
Nous ne sommes ni libraire ni éditeur, nous ne vendons pas de livres et ne publions pas de textes. Trouver une librairie !
A propos de l'association  -   Vie privée et cookies/RGPD