Dans un futur indéterminé, une planète est mise en quarantaine par la « Confédération » : Fumeterre, ravagée par les pollutions, terrain d’expérimentation des conglomérats, et dont la drogue locale, le Jus, est au centre de toutes les préoccupations. Une planète dépotoir, avec ses radasses, ses anges déchus, ses mutants, ses cauchemars, et ses espoirs...
On saura gré aux éditions Timelapse d'avoir pris la peine de rédiger un avertissement là où d'autres, maintenant, multiplieraient des trigger warnings autant pour obéir au diktat de lecteurs prompts à faire la morale que pour se situer dans un paysage éditorial toujours plus fragmenté en cases stéréotypées. Une manie partagée par les majors du streaming vidéo qui affichent un signalement dès que le bout d'une cigarette apparait ou qu'un gros mot est lâché. Introduire le texte, y adjoindre en postface le point de vue de l'auteur puis celui de l'éditrice est tellement plus riche que coller une étiquette, et contribue à montrer le soin mis dans l'objet, aussi bien que l'attention aux textes et aux lectrices et lecteurs.
Pour autant, le livre le nécessitait-il ? Le jugement du lecteur un peu expérimenté qui écrit ces lignes est-il aujourd'hui faussé, ou bien la violence annoncée est-elle réellement si perturbante ? S'il nous immerge sous une charge mentale accablante, nous met au contact de la crasse et de l'insécurité permanente, voire verse parfois dans le body-horror, le texte semble tout de même loin, par exemple, des premiers chapitres particulièrement éprouvants Des racines du malde Maurice G. Dantec, qui s'introduit dans l'esprit d'un psychopathe tueur (et violeur) en série. Mais ce récit d'une planète qui a subi un effondrement doublé d'une catastrophe environnementale, où les survivants sont des loups les uns pour les autres et passent l'essentiel du temps à se terrer dans des caves pour se droguer a certes un petit quelque chose d'angoissant.
D'autant que Jean Millemann sait nous plonger dans son univers et nous faire boire jusqu'à la lie l'amertume, le désespoir ou la franche horreur. Fumeterre, donc, est une planète des confins soumise à un empire dont on ne voit ici ou là que le bras armé. Ruinée mais toujours livrée à quelques conglomérats qui ont la haute main sur la technologie ou la santé, et qui mêlent les deux, depuis le trafic d'organes jusqu'à la commercialisation de prothèses et d'implants mi-organiques mi-silicés. L'auteur peint tout cela par touches ; un personnage évoqué ici sera pleinement décrit là. Il complète le décor au besoin, au gré de récits qui se répondent : celui d'une ville déliquescente dont les quartiers aux noms évocateurs sont donnés au fur et à mesure (Central Sanitaire, Neutral Point, Red Hot, Deep South, ...). Adossé à elle, l'astroport semble n'être qu'une porte d'entrée vers l'enfer, et jamais une échappatoire. Mais le plus étouffant réside dans la remarquable homogénéité des nouvelles et dans la manière dont les phrases se répètent, s'additionnent, comme si les narrateurs successifs mâchaient et remâchaient leurs mots pour nous faire profondément ressentir le sens qu'ils charrient dans une litanie désolante.
Une deuxième question se pose : fallait-il rééditer ce texte, autrefois paru en 1994 chez un éditeur aujourd'hui défunt ? Oui, simplement parce que la voix de Jean Millemann est singulière. Et parce qu'avec un ton tour à tour désespéré, désabusé, mais aussi narquois ou même malicieux, et malgré la violence qui se cache toujours dans cette réalité à laquelle tous les personnages se cognent, il nous donne à connaître des hommes et des femmes qui vont de l'avant, méritent d'être aimées, dans lesquelles vit tout de même l'optimisme de l'écrivain pour ses semblables.