Ce recueil de dix nouvelles est le deuxième ouvrage à paraître en France de l'écrivain argentin Julio Cortazar, le premier ayant été son roman « Les gagnants » (Fayard, 1961). Mais plusieurs d'entre elles ont été publiées séparément, dans les anthologies de Roger Caillois et, récemment, dans « Fiction ». Pour le lecteur non prévenu – spécialement s'il n'a jamais rien lu de Cortazar – c'est un livre qui risque fort d'apparaître déroutant. Cortazar est en effet de ces auteurs qui répugnent à la chose toute faite, aux déroulements tout entiers inscrits dans les faits exposés, aux significations valables une fois pour toutes. Il ne donne pas à ses récits des définitions strictes, ne les emprisonne pas dans un cadre rigide. Leur caractéristique principale est au contraire une certaine fluidité, une indétermination, qui les rendent analogues à ces mobiles suspendus que le moindre mouvement d'air anime, et qui n'offrent jamais tout à fait le même aspect à l'œil de l'observateur. En ce sens, Cortazar s'inscrit dans la voie la plus moderne du fantastique, celle qui rejette l'arsenal des effets hérités du passé, celle qui à l'inquiétude concrète fait succéder le malaise mental, et qui substitue à la description de l'irréel son évocation tout allusive.
Cette voie, Cortazar l'explore à fond. Il suffit de lire un récit comme « La lointaine » – un des plus beaux du volume – pour s'en convaincre. Que se passe-t-il à la surface ? En apparence, rien. Rien même d'inquiétant, sinon cette obsession en sourdine qui pousse Alina Reyes à se rendre à Budapest, qui lui impose la vision d'un pont, précise comme dans les rêves, et sur ce pont l'image d'une femme en haillons, qui a froid et faim, et qui est elle-même. Cette trame mentale se mêle insensiblement à la trame matérielle de sa vie de tous les jours, jusqu'au moment ou Alina part à Budapest pour remonter le fil, trouve le pont de sa vision, rencontre la femme en train de l'attendre. Ce qui se produit alors est raconté en un seul paragraphe final, qui suscite brutalement l'univers du rêve, un rêve aux contours flous, à l'horreur sourde, et dont on a l'impression qu'il n'aura pas de fin.
Les rapports entre le rêve et le réel, entre la vie nocturne et la vie diurne, et la façon dont la première déborde sur la seconde et l'absorbe, sont un des thèmes favoris de Cortazar. « La nuit face au ciel » en apporte un autre exemple, également admirable. Le jeune motocycliste transporté à l'hôpital à la suite d'un accident est suspendu entre la vie et la mort – dans un univers intermédiaire, celui d'avant le coma, celui du délire. Au sein de ce délire, sa personnalité se dédouble : il se voit tantôt lui-même, dans le cocon rassurant de son lit d'hôpital, tantôt projeté dans un imaginaire Mexique antique, où il est un fugitif poursuivi par les Aztèques, puis un prisonnier promis au couteau du sacrificateur. La fin de l'histoire ne nous renseigne pas sur les intentions de Cortazar. A-t-il cherché à faire la simple description d'un délire ? A-t-il au contraire voulu écrire un récit fantastique ? Mais cela n'importe pas. Ce qui compte, c'est qu'il parvienne à nous communiquer l'angoisse même de son héros, englué dans son rêve et cherchant à renouer avec le réel qui lui échappe. Comme dans le dénouement de « La lointaine », cette angoisse est interne, elle n'est pas inscrite dans l'anecdote mais enfouie dans l'âme du personnage. Elle n'en est pas moins aussi terrible que dans une histoire où se déchaînent les monstres et les forces occultes.
Autre témoignage de cette terreur purement sous-jacente : le conte intitulé « Circé », renouvellement du thème de la femme-mante religieuse. Le récit est narré avec un réalisme poétique à la Pavese, dans une perspective quotidienne excluant tout recours au surnaturel. Rien ne rend extraordinaire le personnage de Délia, sinon le fait que ses deux précédents fiancés sont morts : mais après tout, ne sont-ce pas là des choses qui arrivent ? La conclusion ne nous apportera aucune révélation, aucun coup de théâtre, simplement la relation d'un petit épisode anodin quoique répugnant – et qui pourtant suffit à donner à la nouvelle un éclairage magique impressionnant.
Les deux récits les plus déconcertants, ceux dont l'échafaudage est le plus complexe, sont sans doute « Les fils de la Vierge » et « Les armes secrètes » (ce dernier donnant son titre au livre).
Dans « Les fils de la Vierge », un simple sujet fantastique dévoilé de façon implicite : celui de l'agrandissement photographique qui se met à devenir vivant. Cortazar rend fascinante cette donnée banale en l'insérant dans tout un système de rouages, en mettant l'accent sur l'évocation muette d'une scène étrange aux protagonistes anonymes, en usant d'une technique de narration anticonformiste (images se déroulant au ralenti, ou en une succession d'instantanés, mélange de la première et de la troisième personnes pour identifier le narrateur-acteur, leitmotiv des nuages intercalant des références à un temps indépendant de celui de l'action racontée, etc).
Dans « Les armes secrètes », la volonté d'innovation est encore plus évidente. Ce récit très achevé est aussi, de tous, le plus évasif, le plus fuyant. Le présent et le passé s'y juxtaposent de façon obscure, non par un procédé gratuit mais eu égard à l'idée même de l'histoire, qui est l'absence de séparation entre présent et passé, leur jonction secrète, comme dans les autres récits celle du réel et du rêve. Le héros ici est pareil à un insecte épinglé à une planche ; prisonnier d'intuitions, de fausses réminiscences et de craintes obscures qui sont comme autant d'allusions à une réalité cachée, il semble n'être plus maître de son destin, ni libre de se mouvoir à sa guise dans ce flot du temps qui l'entoure d'un réseau de symboles.
Les autres nouvelles reflètent chacune dans son genre la personnalité de l'auteur, sous ses divers aspects. « Axolotl » aborde de façon plus linéaire mais plus pittoresque un thème similaire à celui de « La lointaine ». « Les portes du ciel » est une histoire si belle, sous ses dehors apparemment un peu sordides, et en même temps d'une beauté si fragile que ce serait la déflorer que d'en parler ; contentons-nous de dire que Cortazar a peut-être voulu prouver qu'on pouvait, encore aujourd'hui, écrire une histoire de fantôme qui rende un son nouveau. « Fin d'un jeu » et « Bons et loyaux services » nous montrent en revanche un Cortazar exclusivement réaliste, le premier dans une veine à la cruauté tendre, le second en déployant une férocité et un humour à la Bunuel.
Il faut enfin réserver une mention spéciale à « L'homme à l'affut », récit également réaliste, et le plus long du recueil. D'abord, c'est une nouvelle à clés, qui passionnera les amateurs de jazz. L'auteur y raconte la dramatique fin de carrière d'un jazzman génial nommé Johnny Carter (silhouette derrière laquelle se profile, sans équivoque, le visage authentique de Charlie Parker, le créateur du jazz moderne). Cette lutte d'un génie avec la drogue et la folie qui le terrassent, telle que la relatent les biographies du musicien, est exposée dans chaque détail – jusqu'à cette fameuse séance d'enregistrement où Parker, épuisé et malade, improvisa sur « Lover man » (le morceau, ici, est intitulé « Amorous »). C'est aussi un texte qui côtoie le fantastique, car les hallucinations lucides de Johnny Carter servent de prétexte à l'évocation du monde « d'à côté », ce monde surréel qu'il cherche à atteindre à travers sa musique, sans y parvenir. Il est « l'homme à l'affût » derrière la porte qui donne sur ce monde, porte toujours close dont il attend avec rage qu'elle s'entrouvre. Pour finir, c'est une dissection des rapports entre l'art et la critique. Le narrateur est un critique de jazz qui a écrit une étude sur Johnny Carter et qui assiste aux derniers épisodes de sa vie. Lui aussi est « à l'affût » à l'affût du secret que lui livrerait Carter et qui jetterait une lumière décisive sur sa musique, alors que, de ce secret, Carter lui-même n'a aucune conscience. Et, tandis que le récit s'achève, on se rend compte que l'attente du critique était en quelque sorte celle du vautour, qu'il est à sa manière, tout autant que la drogue ou la schizophrénie, le dévoreur de Carter.
Dans l'ensemble, la souplesse de la traduction de Laure Guille s'adapte avec aisance à la prose mobile de Cortazar. Voici donc un ouvrage sans faille, où brille avec éclat le talent de cet écrivain singulier, parfois disparate, mais prodigue en richesses. Contrairement à d'autres auteurs argentins de sa génération (tels que Bioy Casares), Cortazar n'est pas un disciple ni même un continuateur de Borges. Il se contente d'être lui-même, et c'est ce qui fait le prix de son œuvre. Il faut souhaiter que de nombreux lecteurs français découvrent, grâce au présent recueil, ce nouveau grand maître sud-américain de l'insolite.