Robert A. HEINLEIN Titre original : Double Star, 1956 Première parution : New York, USA : En revue, Astounding Science Fiction, février à avril 1956 / En volume, Doubleday, 1956ISFDB Traduction de Michel CHRESTIEN Illustration de Wojtek SIUDMAK
J'AI LU
(Paris, France), coll. Science-Fiction (1970 - 1984, 1ère série) n° 589 Dépôt légal : 2ème trimestre 1975, Achevé d'imprimer : 20 avril 1975 Réédition Roman, 224 pages, catégorie / prix : 2 ISBN : néant Format : 11,0 x 16,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Robert Anson Heinlein est né en juillet 1907 dans le Missouri. Il semblait promis à une brillante carrière militaire lorsqu'une grave maladie l'obligea à y renoncer en 1934. Depuis, il est devenu un des auteurs les plus prolifiques de notre époque.
Le Grand Lorenzo est un acteur de talent mais sans travail. Cette triste situation l'amène à accepter un rôle de composition un peu particulier : il devient la « doublure » du Très Honorable John Bonforte, ancien Ministre Suprême, chef de la Coalition Expansionniste, l'homme le plus aimé et le plus haï du Système Solaire.
Etre la doublure d'un homme politique, passe encore, mais se substituer à lui lorsqu'il a été kidnappé par ses adversaires, c'est une autre affaire.
De « doublure » le Grand Lorenzo va devenir un véritable « double », pris dans un engrenage dont il ne peut plus s'évader. Le sort du Système Solaire dépend de la présence et de l'action de John Bonforte, mais au fond le Grand Lorenzo ne tient-il pas là le plus beau rôle de sa carrière ?
Critiques
Nous suivons dans ce récit l'aventure de Lawrence Smythe, dit le Grand Lorenzo, un comédien en manque de cachet. Acculé par son désœuvrement forcé, il accepte un engagement pour le moins curieux : se faire passer pour un personnage réel. Ce n'est qu'en route vers Mars que ses employeurs lui révèlent à qui il doit servir de doublure : John Bonforte, chef de l'opposition mondiale et leader de la Coalition Expansionniste, qui a été enlevé par ses adversaires. Or, la conjoncture politique actuelle (une négociation avec le peuple martien, qui, en cas d'échec, peut conduire à la guerre) ne souffre pas que Bonforte manque à l'appel, ne serait-ce qu'une journée. Un peu pris au piège de la situation, un peu grisé aussi par son personnage (le rôle de sa vie ?), Smythe va mettre un point d'honneur à interpréter son rôle au maximum de ses possibilités. Une philosophie très Actors Studio : il ne va pas jouer Bonforte, il va l'être. Et il ne se doute pas encore à quel point...
Ce roman, qui valut à l'auteur le premier de ses quatre prix Hugo (en 1956), propose une réflexion intéressante sur le statut d'homme politique — une réflexion paradoxale, comme bien souvent chez Heinlein. D'un côté, l'histoire souligne le sacerdoce qu'une telle carrière suppose, et fait clairement ressortir l'importance et la grandeur que peuvent revêtir les charges politiques éminentes quand on les utilise à bon escient. D'un autre côté, ce récit est avant tout celui d'une imposture énorme, et pourtant réussie : que l'on substitue un acteur au chômage (totalement étranger aux affaires publiques et aux subtilités des intrigues d'antichambres) à un homme d'État de premier plan, et passez muscade ! Tout le monde n'y verra que du bleu, pour la bonne et simple raison qu'un politicien peut fort bien n'être qu'une marionnette, un paravent derrière lequel s'active une équipe de conseillers chargés d'élaborer chacune de ses idées, de rédiger chacune de ses répliques. Nombre de politologues remarqueraient sans doute que les exemples ne manquent pas dans l'actualité récente, y compris à la tête des pays les plus puissants... Heinlein touche ainsi du doigt une vérité bien contemporaine : l'efficacité d'un homme politique se mesure d'abord à sa capacité à communiquer, et dépend bien souvent de l'ambition de ses éminences grises.
En résumé, Double étoile est un roman qui ne manque ni d'intérêt, ni de vis comica (la narration adopte le point de vue du protagoniste, le Grand Lorenzo, parfois un peu dépassé par les événements — on le serait à moins !). De plus, malgré l'axe ouvertement politique du sujet, on appréciera que Robert Heinlein (conservateur revendiqué) n'ait pas ancré outre mesure son histoire dans l'aile droite, comme il a pu le faire dans d'autres textes. Certes, ça et là, quelques petites remarques attestent du fait qu'il n'aime pas les communistes, mais on ne peut pas vraiment dire qu'il était le seul dans ce cas aux États-Unis à cette époque (deux ans plus tôt, le pays était encore en plein maccarthysme).
Lawrence Smith, alias le grand Lorenzo Smythe, est un comédien sans boulot à la recherche d'un grand rôle, évidemment... tout en étant prêt à accepter un gagne-pain occasionnel (normal : il est plus raide que la justice). Une rencontre ne devant rien au hasard va le conduire à accepter de remplacer John Joseph Bonforte, chef de la Coalition Expansionniste et homme (politique) le plus aimé et le plus haï du Système solaire. Croyant au début que l'on veut l'utiliser comme doublure destinée à jouer les pigeons d'argile dans un éventuel attentat, Lorenzo apprend finalement que Bonforte a été enlevé dans le but de faire capoter une rencontre diplomatique décisive. Au comédien de prendre sa place et de s'assurer que son audience n'y voit que du feu.
A l'apprentissage du rôle va succéder la série de premières embûches qui vont mettre à l'épreuve les capacités d'acteur de Lorenzo. A commencer par un entretien avec des Martiens que Lorenzo ne peut physiquement pas supporter. Malheureusement, le sauvetage de Bonforte ne va pas s'opérer aussi bien que prévu, forçant Lorenzo à poursuivre sa prestation et continuer à faire face à des situations embarrassantes, dans l'attente que l'original soit de nouveau en état d'opérer. Le destin tragique de Bonforte finira par obliger le comédien à assumer de manière définitive son rôle...
Premier des romans de Heinlein a être récompensé par le prix Hugo, Double étoile est un récit à la première personne dans lequel l'auteur s'intéresse principalement au monde de la politique tout en traçant un parallèle avec celui du théâtre et de la comédie au sens large.
Comme toujours Robert Heinlein ne se contente pas de survoler les thèmes abordés mais les creuse méticuleusement. Ainsi les arcanes de la politique sont explorés largement, l'accent est notamment porté sur l'importance des conseillers sans lesquels l'homme politique serait vite dépassé par les évènements. On sent aussi un certain plaisir à pratiquer l'art de noyer le poisson face aux journalistes.
Du côté de la description de Mars c'est un peu moins heureux, du moins vu par un lecteur du XXIe siècle, car cet aspect du texte sent forcément la prophétie ratée. De ce point de vue, Heinlein reste dans la moyenne de son époque, où la science-fiction voyait des mondes habités plein le Système solaire. Par contre, il reste tout à fait pertinent dans son approche des voyages interplanétaires, notamment dans le cas des trajets sous forte accélération, seul moyen réaliste à moyen terme de se déplacer dans le Système solaire en des temps raisonnables.
On retrouve quelque traces de Double étoile dans le superbe Système Valentine de John Varley (qui ne se cache pas de s'être un tantinet inspiré de son auguste prédécesseur), notamment le thème de l'acteur qui se fait vampiriser par son rôle. Ainsi Lorenzo, menteur professionnel et artiste de l'illusion, se retrouve à devoir incarner un homme politique réputé pour son honnêteté. Tantôt ballotté par les évènements, tantôt occupé à essayer de prendre en main sa destinée, le comédien tente de coller le plus possible au personnage de Bonforte en espérant de toute son âme éviter la gaffe qui signifierait la fin de la représentation, et probablement son trépas par la même occasion. Dans sa conclusion, Lorenzo avoue qu'après vingt-cinq années à assumer le rôle, il n'est plus certain de savoir qui il est réellement, ayant des souvenirs plus nets sur la vie antérieure de Bonforte que sur la sienne. A trop mentir, à tous et à soi-même en particulier, il s'est imposé une nouvelle vérité.
Pour le lecteur d'aujourd'hui, Double étoile semblera forcément un peu daté sur certains points mais le fond reste intéressant, et en à peine trois cents pages le roman présente une alternative fort séduisante à nombre de pavés bien plus récents.