Il est difficile de porter un jugement équitable sur ce nouveau roman de l'auteur de « La guerre des machines ». En comparaison des récentes recrues du Rayon Fantastique (comme René Cambon et D.A.C. Danio), il est indéniable que le « Lieutenant Kijé » a du talent. Reste à savoir si ce talent peut servir d'excuse à la singulière idéologie prônée dans ce livre.
Une œuvre comme « Celten Taurogh » fournirait des armes, s'ils en manquaient encore, à ceux qui accusent une certaine science-fiction d'être réactionnaire. On y rencontre un curieux mélange d'ésotérisme et de haine de la science, en même temps que plusieurs poncifs qui n'ont que trop servi depuis Nietzsche et le national-socialisme. Nietzsche se trouve d'ailleurs cité à deux reprises, et de façon significative (p 178 : « Un siècle de barbarie commence, et les sciences seront à son service » ; p 185 : « Contre les autres, on dispose de l'autorité »).
Le monde où se déroule l'action est un monde décadent et corrompu, et cela uniquement parce qu'il est en proie à la dictature des savants (p 96 : « Notre classe s'enlise dans la facilité et le plaisir. Si nous avions gardé notre énergie, nous n'en serions pas là. Nous n'aurions pas accepté la tutelle avilissante des savants »).
En fait, la thèse du livre, c'est que toute science est malsaine et nuisible par définition (p 177-178 : « Toutes les civilisations ayant exalté l'homme (son corps et son destin, comme la grecque ; sa volonté, comme la romaine), ont ignoré la science pour la science. Mieux, elles l'ont combattue. Ainsi Socrate accusé de « corrompre » la jeunesse. Sa condamnation était indispensable, et nous ne la jugeons plus telle parce que nous sommes d'une autre civilisation »).
Mais il existe une force plus puissante que la science, et c'est tout simplement la magie. Celle des temps antiques, dont les rites étaient déjà célébrés, dans le sacrifice du sang, par les anciens Druides. L'occultisme est la seule arme qui permette de triompher de la science (p 37 : « Si les hommes se lancent à l'assaut des autres planètes, ils périront. Les étoiles nous attirent et nous poussent, dans ce dessein. Seuls les voyants les maîtrisent. Seuls, ils doivent diriger la race »). Et c'est cette lutte victorieuse de la magie contre la science que nous raconte le roman.
Greffé sur ce thème, se déploie au premier plan le mythe du Chef divinisé et tout-puissant. Le héros, Celten Taurogh, est l'homme providentiel, dont la venue est annoncée par les prophéties et dont le destin est écrit dans les astres (p 99 : « Il était le messager, l'homme envoyé pour sauver la race. Le guide ! »).
Il ne sera pas difficile au lecteur de reconnaître en Celten Taurogh une incarnation du Surhomme de Nietzsche (p 226-227 : « Peuple de Terre, voici ta renaissance ! Je suis ton conducteur, ta voie, ta vie ! (…) Puisqu'il faut lutter, peuple de Terre, nous l'appelons à la lutte ! Puisqu'il faut combattre, peuple de Terre, nous t'appelons au combat ! »). Les adeptes de Celten Taurogh représentent de même un idéal de pureté nietzschéen, opposé à l'avilissement du reste du peuple (p 216). D'un côté, un peuple abêti par le manque de sacrifices, flatté, énervé, parqué dans les collectifs, sans plus aucun contact avec la terre et l'instinct, non plus qu'avec les forces naturelles. (…) De l'autre, ces hommes ensanglantés mais virils, ces femmes accouchant sur des feuilles, mais rudes et sachant aimer, ces adolescents forçant leur gibier, ces enfants se débattant dans la mer glaciale, ennemis du mensonge, amis des armes »)12 . Exaltation et sacrifice des corps, triomphe de la volonté, retour à la nature, on n'enseignait rien d'autre aux jeunesses hitlériennes… Et est-ce un hasard, d'autre part, si ces êtres purs ont le type aryen (p 189 : « Ils avaient la tête ronde, le visage ovale, la peau rouge, les cheveux blonds et coupés court ») et si les représentants du clan perverti portent des noms caricaturaux plus ou moins arabes ou russes (Ben Amadoudou, Dimitri Zarounian) ?
On le sait, et l'histoire contemporaine l'a suffisamment montré, c'est à partir d'arguments de ce genre que naissent et se développent tous les fascismes. Et, de même que les nazis n'avaient puisé en Nietzsche que ce qui était propre à servir leur cause, de même l'auteur de ce roman se borne à exalter cette mystique brutale du Chef, dont les dernières lignes nous offrent l'évocation finale : « Dédaignant ces dos qui se courbaient, levant les yeux vers les blocs dont certains fumaient encore, le Conquérant laissa la bride à son cheval et passa lentement…» (p 247).
Ce que veut oublier le « Lieutenant Kijé », c'est que la violence et la volonté de puissance n'étaient pas, pour Zarathoustra, le but mais le moyen. « La science montre le cours à suivre, » écrit Nietzsche, « mais non pas le but : elle pose cependant les conditions premières auxquelles le nouveau but devra correspondre, » (…) « Il ne s'agit pas du tout d'un droit du plus fort, car les plus forts et les plus faibles sont tous égaux. » (…) « Revenir avec amour de ce grand éloignement, vers le plus petit et le plus humble. Zarathoustra bénissant tous les événements de sa vie et mourant en bénissant. Nous devons cesser d'être des hommes qui prient pour devenir des hommes qui bénissent. »
En réalité, Celten Taurogh apparaît plutôt comme une caricature du Surhomme. Il ressemble davantage à un anarchiste de type primaire, au révolté qui méprise l'humanité. Ce qui finalement nous entraîne assez loin de Nietzsche…
Cela dit, ce délire occultiste, anti-scientifique et crypto-fasciste est, comme on l'a noté plus haut, l'œuvre d'un écrivain de talent L'auteur a du souffle, et il est doué pour l'épopée. On retrouve en lui certaines des qualités que possédait Charles Henneberg : un ton un peu visionnaire, une langue drue et vivante, le don de donner de l'ampleur à une scène. On peut regretter même, sur le plan de la forme, qu'il ne soit pas allé jusqu'au bout dans la voie où il s'était engagé, en donnant à son roman un relief encore plus halluciné. En tout cas, il a su de bout en bout maintenir l'intérêt du lecteur, ce qui, en partant d'un matériau aussi contestable que le sien, est une réussite.