Après
Pollen et
Vurt (cf. nos critiques dans les
Bifrost 7,
11 et
43), c'est avec une passion qui confine à l'abnégation que la Volte poursuit son exploration d'un des auteurs britanniques les plus originaux et intéressants qui soit. Et tout comme l'éditeur l'avait fait en mai dernier avec
Jacques Barbéri (cf. notre focus in
Bifrost 51), ce n'est pas un, mais deux livres signés Jeff Noon qui sortent ce mois-ci. Un roman tout d'abord —
NymphoRmation — , et une étonnante collection de nouvelles rassemblées sous le titre astucieux de
Pixel Juice.
Ceux d'entre-vous qui avaient eu l'extrême clairvoyance de se procurer le diptyque
Pollen/
Vurt le savent : se plonger dans l'univers de Jeff Noon, c'est une expérience d'un délicat radicalisme. C'est accepter la torsion subtile des lois qui régissent notre réalité, au profit d'un monde où fantastique et tangibilité cartésienne se livrent à un commerce anti-naturel et enfantent d'un absurde jubilatoire.
NymphoRmation est à cet égard parfaitement symptomatique de l'œuvre de Noon. C'est une fois de plus à la découverte d'un Manchester interlope et déjanté que nous partons. Dans ce très proche avenir en trompe-l'œil, on expérimente, en guise de nouvel opium du peuple, un jeu auquel les Mancuniens succombent avec frénésie : les dominos. Pas tout à fait le jeu qui fait les belles heures des maisons de retraite, mais une version gonflée au collagène, glamourisée jusqu'à la caricature, honteusement démago. Et comme de juste, ça marche ! Et fort, même. Riches et pauvres s'y abandonnent chaque semaine avec une dévotion qui fait envie au pays tout entier. Au point même que le gouvernement de sa Très Gracieuse Majesté envisage d'octroyer à la société AnnoDomino la licence nationale.
Mais cette nouvelle tocade éveille la curiosité d'une bande de freaks post-soixante-huitards défoncés aux mathématiques et de quelques accrocs aux probas. Ils s'interrogent notamment sur l'identité de ce mystérieux M. Million, grand ordonnateur du jeu, et sur la prolifération des publimouches, ces insolites diptères génétiquement programmées pour promouvoir la folie des dominos.
Comme à son habitude, Noon choisit une trame de roman policier pour nous perdre dans son Manchester onirique. Avec cette ambiance décalée, intelligemment référencée, et qui croise aussi bien dans les eaux de
Lewis Carroll que dans celles de
Graham Greene, il entreprend de passer à la moulinette les travers de l'Angleterre de ces dernières années. On pourrait y voir alors la même misanthropie surréaliste que chez
Vonnegut, avec pour résultante cette étrange musique, cette poésie de bric et de broc. La comparaison est certainement à pousser plus loin. L'un comme l'autre sont des auteurs obsessionnels, précis dans cette apparence de désinvolture foutraque. Chez Noon aussi, on retrouve cet amour des personnages bancals, cabossés. Mais l'incroyable densité de son univers lui confère une dimension maniaque. Et là où Vonnegut distille les doutes qu'il nourrit à l'encontre de ses semblables, Jeff Noon aligne, et tire. Et même si le lire est une expérience aussi intégralement anglaise qu'écouter un album des Beatles ou manger des
Jelly Beans, dans une société de plus en plus globalisée, les cibles qu'il se choisit ont nécessairement une portée universelle. Paupérisation des classes les moins favorisées, privatisation à outrance — comme cette police rachetée par une chaîne de burgers et qui voit ses agents contraints d'arborer les armoiries de leur singulier sponsor — , abrutissement des masses dans une société du spectacle matérialisée ici par le jeu et Francky Scenario, l'icône montante de la pop ; omniprésence de la pub enfin, traduite par cette prolifération malsaine de mouches publicitaires. Autant de procédés transparents qui auraient pu paraître patauds, sans la plume au cordeau et le regard de Jeff Noon.