Un roman qui justifie idéalement l'intitulé de la collection : ce nouveau roman de Yarbro (après l'excellent Fausse aurore, et le fabuleux exercice de style qu'était Ariosto furioso) impose la présence d'un futur trop proche.
Franchi le cap du XXIe siècle, les Etats-Unis poursuivent leur marche vers l'avenir radieux du progrès technologique à outrance. La télévision, le cinéma, la lecture, médias traditionnels, ont été supplantés par l'industrie du Rêve. Des professionnels rêvent des Rêves commerciaux bien calibrés pour un public de plus en plus blasé. Ces Rêves sont de plus en plus farcis de messages gouvernementaux subliminaux incitant à l'obéissance et à la passivité. Car les révoltes contre les conditions de vie qui se durcissent sans cesse se multiplient dans tout le pays.
Tony McKenzie est un psy employé par un des réseaux de production. Il a découvert le principe du Rêve, il voulait l'employer à des fins thérapeutiques ; au lieu de cela, il soigne les Rêveurs et tente de les empêcher de « schizer », péril qui les menace tous après quelques mois de production intensive soutenue par leur Muses intéressées. L'ex-compagne de Tony, Hank/Jehanne, veut s'élever dans la hiérarchie de l'entreprise, « entrer au Conseil ». Elle estime cette promotion normale vu les services qu'elle rend et a rendus au réseau. Mais elle se heurte à la résistance pas toujours passive d'un système masculin. Nash Harding, son amant du moment, plus élevé qu'elle dans la hiérarchie, l'écrase et l'étouffe. Il est aussi fournisseur du Marché Noir, amateur friand des Rêves atroces, insoutenables, des « schizés ». Fructueux trafic ! D'autant plus que ses Rêves ne comportent pas les subliminaux du gouvernement.
L'action se déroule sur plusieurs années. Les repères temporels sont imprécis. Seules les schizés rythment la narration.
Ce livre lent, en huis-clos, dense, ouvre sur une réflexion à quatre niveaux. D'abord, il s'agit de l'étude d'une société qui glisse vers le fascisme mou, électronique, par le biais du contrôle de la population par les Rêves. Ensuite, on y lit une étude de la condition féminine dans une société toujours aussi « mâle en poing ». C'est également un « portrait de groupe » et de l'aliénation qui résulte de l'interaction des comportements souvent contradictoires. (C'est un des points qui rapproche ce livre des univers littéraires de Dick.) Enfin, c'est une interrogation sur la création littéraire, ses facilités, ses problèmes.
En effet C.Q. Yarbro, montrant une retenue rare dans la production américaine actuelle, s'est refusée à tous les effets faciles (descriptions sado-masochistes des Rêves schizés, violence urbaine, clichés psychologiques ; ces derniers, elle les décrit sans les utiliser) que son sujet aurait pu lui fournir. Les dialogues, nombreux, véhiculent (et sont justifiés par) les codes de comportement. Son roman y gagne en profondeur et en subtilité. Yarbro inquiète sans valoriser l'inquiétant, démontre par la suggestion, préfère les codes à l'explicite des situations, bref, fait œuvre littéraire plus que brûlot publicitaire. Son livre en devient précieux et nécessaire.
Pierre-Noël DUILLARD
Première parution : 1/3/1984 dans Fiction 349
Mise en ligne le : 1/11/2005