William Heaney est une homme très respectable. Vivant à Londres, il est très impliqué dans le milieu associatif local en faveur de la jeunesse. Il aide aussi financièrement un foyer pour SDF tenu par une vieille amie à lui.
William Heaney est également un maître faussaire : avec l'aide de deux amis, il piège des collectionneurs un peu trop avides, leur faisant miroiter des objets rarissimes vendus à prix d'or... livres que son compère fabrique de toutes pièces avec méticulosité. Les gains réalisés par ces ventes frauduleuses permettent à William de financer le foyer pour SDF.
Mais William Heaney a un autre signe distinctif : il voit les démons. Et vu qu'il en existe mille cinq cent soixante-sept, sa vie n'est pas de tout repos...
William Heaney, c'est surtout le pseudonyme adopté pour l'écriture de ce roman par Graham Joyce, écrivain toujours très fin. Mémoires d'un maître faussaire débute ainsi sur un ton plus léger que ses œuvres précédentes (on pense par exemple à Requiem ou Lignes de Vie), lié à la personnalité typiquement british du narrateur. C'est un régal de le voir embobiner des clients cupides prêts à débourser des sommes astronomiques pour des vieux livres, ou de suivre ses atermoiements lors du flirt qu'il entretient avec une femme nettement plus jeune que lui. Mais la tonalité devient assez rapidement plus grave, de par sa fréquentation des SDF, et notamment de l'un d'entre eux, Seamus, un vétéran de guerre, qui lui causera un véritable choc. Dès lors, on change de registre, et si la distanciation reste de mise pour traiter les petits tracas du quotidien, William Heaney se livre à une douloureuse introspection, ravivant des bouffées d'un passé qu'il avait soigneusement enfoui jusque là, tout en essayant de comprendre pourquoi il refuse les avances de Yasmin/Anna. Graham Joyce décrit avec une lucidité étonnante l'évolution du personnage, longtemps bloquée par le verrou qu'il s'était lui-même infligé ; il se permet même le luxe d'insérer en plein milieu de l'ouvrage un très long extrait de journal intime de Seamus, qui semble tomber un peu comme un cheveu sur la soupe - — le fait qu'il s'agisse d'une nouvelle publiée auparavant par l'auteur n'est pas étranger à cette impression — — mais qui résonne comme un écho parfait aux interrogations de William Heaney.
Tout ça est bien beau, me direz-vous, mais on ne parle pas tellement de l'argument fantastique dans ce qui précède. Rien de plus normal, car Joyce a joué de subtilité sur le sujet : en effet, les démons qui hantent le narrateur ont une existence toute relative. Seul Heaney les voit, de telle sorte que le lecteur a le choix : soit il décide de croire à leur réalité, et le roman entre de plain-pied dans le fantastique. Soit il considère qu'il ne s'agit que d'une auto-hallucination de la part du protagoniste, et on a alors affaire à un splendide portrait d'un homme qui s'est laissé dépasser par les expériences de sa vie et qui tente tant bien que mal de remettre la charrue avant les bœufs. Quelle que soit l'hypothèse que vous prendrez, vous devriez être enchantés par ce roman subtil, tout à la fois léger et grave, merveilleusement traduit par Mélanie Fazi, et qui confirme l'immensité du talent de Graham Joyce.
Bruno PARA (lui écrire)
Première parution : 19/4/2009 nooSFere