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La République des savants

Arno SCHMIDT

Titre original : Die Gelehrtenrepublik   ISFDB
Traduction de Jean-Claude HÉMERY & Martine VALETTE

JULLIARD (Paris, France), coll. Les Lettres nouvelles précédent dans la collection suivant dans la collection
Date de parution : 1964

Roman, 222 pages, catégorie / prix : 10,20 F
ISBN : néant
Format : 14,0 x 20,0 cm
Genre : Imaginaire


Pas de texte sur la quatrième de couverture.
Critiques

    Après la guerre atomique, une fois encore. Et, selon la tradition, la guerre atomique est comme un fossé qui sépare l'aujourd'hui du demain, l'humain de l'inhumain, la terre des vivants de l'enfer. Car c'est à un voyage en enfer que nous convie Arno Schmidt dans La république des savants, un voyage dans un enfer grotesque plutôt que dantesque, mais qui trouve tout naturellement sa place auprès de ceux d'Huxley (Le meilleur des mondes), d'Orwell (1984), de Zamiatine (Nous autres) et de Bernard Wolfe (Limbo). 

    Incidemment, il est assez curieux de constater que la guerre atomique joue, depuis une douzaine d'années au moins, ce rôle d'accoucheuse de l'avenir que tenait résolument, il y a trente ans ou plus, la révolution. 

    La guerre a détruit l'Europe. Elle a coupé en deux l'Amérique. Entre les deux moitiés reconstruites, une large bande atomisée qu'enferment deux murailles. En 2008, la radioactivité a cessé d'être dangereuse. Mais sur ce no man's land retourné à l'état de nature, des espèces nouvelles ont fleuri : centaures, araignées humanoïdes, « têtes volantes » qui sont des papillons mutants, géants, aux masques humains. Voilà pour le purgatoire. Au-delà, en empruntant un navire, en s'aventurant sur le Styx atlantique, on peut atteindre l'enfer, l'île artificielle des génies, la république des savants.

    Car, avant même la guerre, les deux blocs et les neutres ont pris le soin de mettre leurs talents à l'abri. Sur une île de métal qui vogue au mieux du climat, on a reconstitué un microcosme. Là vivent, comme en une sorte d'Éden, les sages, les élus, poètes, romanciers, philosophes, physiciens, mathématiciens. Mais ce séjour enchanteur, ce refuge élyséen, ce séminaire pour surhommes ne réserve rien d'autre à ses visiteurs que la surprise d'y trouver, exacerbés, les travers et les conflits de l'humanité médiocre. Les écrivains n'écrivent pas. Les savants ne découvrent pas. On s'y ennuie et on y boit. On s'y livre à renfort de paix une lutte sourde et absurde. On y vole des cerveaux et on y emprisonne des morts-vivants surgelés.

    C'est Wimmer, un journaliste américain, qui fait ces découvertes. Il appartient (ou se présente comme tel) à l'humanité moyenne et survivante. Il est cynique (ou se croit tel) mais il est encore capable d'étonnement et d'écœurement. Il tourne tout en dérision, mais il voudrait bien pouvoir s'en empêcher. Il n'est pas venu pour admirer, mais il se serait laissé faire. Seulement voilà, la guerre a tout brûlé. Ou, plus précisément, elle a tout révélé. Il n'y a pas de génies, il n'y a pas d'îles de la pensée et de la science, il n'y a plus d'illusions. Il n'y a plus que des techniques. Le seul espoir réside peut-être du côté des centaures, du côté de la terre brûlée et des mutations qui sont au moins fraîches de toute histoire. 

    Arno Schmidt, qui a 46 ans, est l'un des écrivains les plus brillants, les plus incisifs de l'Allemagne d'aujourd'hui, qui n'en compte pas beaucoup. Comme son cadet Günther Grass. Il jette sur le monde un coup d'œil désabusé. Comme lui, il affecte de croire à la mort de l'Allemagne et, au-delà d'elle, de toute l'Europe, c'est-à-dire d'un vieux monde de culture et de valeurs traditionnelles qui ont fait long feu. Plus que lui encore, il ne voit nulle part de refuge. L'île des savants, cette puissante tour d'ivoire, si elle met à l'abri de la guerre, ne protège pas de la barbarie. 

    En fait, le malaise d'un écrivain comme Arno Schmidt est celui d'un homme qui ne se sent point de part dans l'avenir, qui s'en tient pour exclu. Le destin de l'Europe, pris dans l'étau des blocs, est déjà achevé. La lettre, déjà, recule devant le chiffre. Le poêle n'est plus qu'une décoration, l'écrivain qu'un pitre parfois désagréable. Leur langage est mort.

    Et le livre narré par le journaliste Wimmer est, de fait, présenté comme une traduction dans une langue morte (l'allemand, en l'occurrence) du texte original dont la publication en anglais a été interdite par la censure. Les notes dont le traducteur accompagne le texte témoignent d'une réjouissante incompréhension de celui-ci. Le traducteur, qui est un homme moyen de l'an 2000, s'effraie (ou feint de s'effrayer pour complaire à la censure) de la mentalité subversive de Wimmer. C'est dire que celui-ci est en dehors de son temps, qu'il est on fait un homme de notre temps égaré dans ce grandiose avenir.

    La verve d'Arno Schmidt rend la lecture du livre amusante, encore que sa facture hachée fatigue à la longue. Mais ne faut-il pas voir, dans cette succession de paragraphes de quelques lignes, le reflet d'une pensée désintégrée qui, malgré tout, s'efforce à la cohérence ? Le lecteur prendra quelque intérêt aux aventures érotiques du journaliste avec une ravissante centaurette, une « tête volante », quelques secrétaires, infirmières, etc. L'amour ? Il n'en reste plus.

    Les détails fantastiques, riches et nombreux, emportent la conviction, peut-être parce qu'ils ne cherchent jamais à atteindre à la vraisemblance scientifique. Le monde amer d'Arno Schmidt s'impose et s'il ne s'élève pas au niveau des plus puissantes « futopies » de ces dernières années, il trouvera dignement sa place auprès des Abeilles de verre d'un Jünger. Il est assez frappant de remarquer que l'Allemagne, qui n'a plus guère de tradition populaire du roman d'anticipation, voit ses meilleurs écrivains se pencher sur ce genre en France négligé. Est-ce une affaire de culture ? De sensibilité ? Est-ce le poids d'une tradition du fantastique qui se régénère dans l'anticipation, mais l'on fixe volontiers, outre-Rhin, le nombril des siècles plutôt que le sien propre. 

    (La traduction, assurément difficile, est remarquable.)

Gérard KLEIN
Première parution : 1/3/1965 dans Fiction 136
Mise en ligne le : 23/10/2023

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