Les ouvrages de SF provenant des pays de l'Est sont souvent déroutants. Non seulement ils nous paraissent, dans la moyenne, remarquablement ignorants de l'histoire du genre (mais est-ce nécessairement un tort ?), mais leurs thèmes et leur écriture même nous les rendent parfois totalement étrangers. Bien sûr, de grands auteurs existent et sont reconnus, qui parfois méritent une place de choix dans la littérature mondiale : il en va ainsi des Strougatski ou de Lem. D'un autre côté, l'étrangeté intrinsèque de la littérature slave devrait motiver le lecteur occidental, particulièrement le lecteur de SF qui moins qu'un autre encore devrait rejeter « l'autre ». Malheureusement, il faut bien avouer que la plupart des œuvres dites de SF qui franchissent vers nous le Rideau de Fer sont loin de porter de remarquables fruits esthétiques ! On en revient à Lem et aux Strougatski...
L'apparition de Henryk Kurta est donc plutôt une bonne surprise. Certes, comme souvent, il vaut mieux s'accrocher dans les premières pages sous peine de lâcher l'ouvrage... et de passer à côté d'un roman des plus intéressants. Et cette fois, davantage que l'écriture (mais quelle est la part du traducteur dans bien des déceptions ?) ou la thématique désuète, nous voici mis en situation d'indéniable étrangeté par une remarquable adéquation du ton et style avec le projet narratif du livre. Voilà qui est rare, même parmi nos lecteurs francophones ou anglophones traditionnels
Kurta raconte en effet une expédition sur un monde étranger, et l'on pense de suite à l'Eden (massacré en français) de son compatriote Lem. Rien de bien fumant là-dedans. Voire. Car le splendide « coup » esthétique de Kurta tient au point de vue qui domine le récit, et qui est celui d'une machine pensante, qui engrange tous les témoignages des explorateurs et analyse les faits d'une manière strictement rationnelle, écartant toute approche « sensitive » de la réalité. Ce qui nous donne des descriptions purement surréalistes d'actes et de situations somme toute banals. De plus, la chute révélera que les épisodes apparemment « éclatés » du récit n'ont en rien été réels, que même la machine logique s'est vue piégée, que les explorateurs n'ont jamais diffusé que des messages préenregistrés. Et tout bascule...
Comme Kurta est polonais (qui plus est journaliste correspondant d'un grand quotidien bruxellois !), il nous parle également du Pouvoir, de l'ordre, de la censure (sa préface relatant la publication du bouquin en Pologne est un chef-d'œuvre burlesque), de l'importance du discours et du verbe dans l'entraînement des masses sociales. Solidarnosc n'est pas loin. Le jour du Géant Rouge, qui participe pleinement de l'ordre du symbolisme, est une lecture chaudement recommandée.
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/5/1985 dans Fiction 362
Mise en ligne le : 13/10/2003