Il est difficile d’imaginer deux romans plus dissemblables que ceux que Catherine Moore écrivit à quatorze ans d’intervalle. La nuit du jugement, qui parut initialement en 1943 dans la revue Astounding Science Fiction, marque pour son auteur la fin d’une manière, celle de Shambleau, celle de Northwest, celle des aventuriers mythiques et des êtres de rêve ou de cauchemar surgis d’un espace et d’un temps indéfiniment lointains. La dernière aube, en un sens, est elle aussi une œuvre de conclusion. C’est le dernier roman que Catherine Moore ait écrit, à notre connaissance. C’est aussi le premier qu’elle ait signé de nouveau seule, après la longue collaboration qu’elle avait menée avec son mari Henry Kuttner et qui s’était revêtue de nombreux pseudonymes dont le plus célèbre reste celui de Lewis Padgett. La dernière aube parait en 1957. Henry Kuttner meurt d’une crise cardiaque en 1968. Ce n’est pas réduire le talent de Catherine Moore que de penser que La dernière aube lui doit beaucoup. Car, à son contact, Catherine Moore est devenue un autre écrivain. Non pas meilleur, peut-être, mais diffèrent. Diffèrent au point que le lecteur non prévenu, si perspicace soit-il, ne saurait attribuer les deux œuvres au même auteur.
La nuit du jugement est un roman épique, héroïque, un space-opera glorieux où les empires s’effondrent et où les traîtres, dans les cryptes des villes qui sont par-dessous les villes, relèvent les bannières de civilisations oubliées. C’est un roman barbare, tout enveloppé de pourpre et de brume, où la complexité apparente des situations dissimule la simplicité linéaire de l’action dramatique. Des images délirantes comme celles de la destruction du satellite des jeux flamboient comme des tisons. On y retrouve la démesure van vogtienne, le grand fracas des armes, les vagues des espèces se submergeant les unes les autres, les horizons incendiés derrière lesquels vont s’abîmer les sociétés humaines et que transgressent seuls les regards des Anciens, immuables, lointains, froids et pourtant soucieux d’expliquer et de prédire.
Mais ce roman est aussi un adieu aux armes. Juille, amazone, fille de roi, entraînée à la guerre, va perdre sa cuirasse et son trône. Elle se découvrira en Égide un ennemi qu’elle ne peut pas vaincre parce qu’il est faible. « La vie d’Égide tenait au seul hasard, par sa faute. Mais si elle ne l’avait pas mise en danger, elle n’aurait jamais su apprécier l’homme à sa juste valeur. »
Ensemble, et en ennemis, Juille et Égide sont descendus aux Enfers. Ils savent qu’en un sens ils n’en ressortiront pas. L’Envoyé des Anciens, c’est-à-dire des Dieux, le leur a dit. Mais parce qu’ils sont devenus humains, l’un par l’autre, cette démesure n’a plus d’importance. Elle n’est plus que la lointaine toile de fond où se brodent les ères. « Main dans la main, Ils descendirent lentement dans la vallée. La brume s’était épaissie et ils ne pouvaient presque rien voir de ce qui se passait au-dessous d’eux. »
À ce roman baroque, romantique et cataclysmique, répond curieusement La dernière aube qui, sous l’apparence habile, réaliste, dure, sinon dépouillée du roman noir, traite du même problème : l’incapacité des hommes à s’organiser en sociétés supportables pour les individus. Dans une Amérique de l’avenir proche, qui a tout de même subi la Guerre des Cinq Jours, l’ordre est placé sous le signe de Cornus, c’est-à-dire des communications. Qui contrôle les échanges, qui censure les informations, détient le pouvoir. C’est ce qu’a compris Raleigh, le dictateur, il existe naturellement une opposition clandestine, l’Anticom.
L’originalité de l’apport de Catherine Moore à cette trame assez classique tient à ce que Cornus se serve de troupes théâtrales pour faire pénétrer son idéologie dans certaines régions isolées, pour se livrer à des expériences de conditionnement et pour lutter contre Anticom. Mais il suffit de changer subtilement quelques jeux de scènes, quelques répliques, pour que les pièces jouées aient sur leur public un effet diamétralement opposé. Les acteurs dont La dernière aube conte l’histoire sont au départ des pions pitoyables sur un échiquier géant. La conscience leur viendra peu à peu et avec elle la nécessité de choisir.
La dernière aube est un roman désespéré, construit avec soin, apparemment réaliste, aux antipodes de La nuit du jugement. Mais ses héros sont en réalité des fantômes qui marchent parmi des cendres. Et malgré leurs écritures différentes, les deux romans de Catherine Moore racontent la même histoire, celle de la chute d’un empire.
Luc VIGAN
Première parution : 1/4/1967 dans Fiction 161
Mise en ligne le : 28/11/2022