Les rendez-vous de M. John Harrison avec son lectorat français ont été plutôt rares ces trente dernières années : une paire de nouvelles dans
Fiction au milieu des années 70, sa trilogie
Viriconium chez
Garancière dix ans plus tard, puis plus rien jusqu'à aujourd'hui où Folio SF traduit enfin le premier roman (l'édition anglaise remonte à 1975) de l'auteur. On ne s'étonnera guère alors de la faible visibilité de cet écrivain majeur en France (où on le confond souvent avec l'américain
Harry Harrison).
Sur le site
Infinity Plus (
http://www.infinityplus.co.uk/nonfiction/lightrev.htm)
Adam Roberts débute ainsi sa critique de
Light, dernier roman paru de MJH : «
Qui écrit mieux que M. John Harrison ? Parmi les quatre cents écrivains de langue anglaise encore en vie et dignes d'intérêt, la réponse est : pas beaucoup. » Et d'évoquer
John Updike ou Toni Morrison pour la force descriptive de sa prose,
Don DeLillo pour les dialogues, ou encore
Philip Roth pour son approche de la violence qui sous-tend notre quotidien. Vous aurez noté au passage l'absence d'auteurs de SF sur cette liste. Et pour cause : peu d'entre eux resteront dans l'histoire de la littérature pour leur style ; on pense à
Gene Wolfe,
Ursula Le Guin et quelques autres, mais ils forment l'exception d'un genre tourné avant tout vers le développement d'une intrigue. Chez Harrison, l'intrigue est secondaire ; il ne se passe pas grand-chose, même lorsqu'il emprunte l'une des formes de SF les plus tournées vers l'action, à savoir le
space opera. Car c'est bien de cela qu'il s'agit dans
La Mécanique du Centaure qui, par son intrigue, est typique des
BDO novels de l'Âge d'or (BDO signifie Big Dumb Object, soit littéralement « Gros Objet Stupide » : dans ces récits, c'est la découverte d'un tel objet qui lance et alimente l'intrigue, un classique du genre étant, bien entendu,
2001 l'odyssée de l'espace de
A.C. Clarke). Ici, c'est sur Centauri VII qu'un tel objet a été découvert, laissé là par les Centauriens, victimes d'un génocide mené par les Terriens. Et cet artefact ne peut être déclenché (même si l'on ignore tout de son utilité : là aussi c'est une caractéristique d'un BDO) que par un Centaurien. John Truck est le dernier des Centauriens (par sa mère), c'est aussi un ex-dealer, capitaine d'un cargo interstellaire. Rien ne l'a préparé à être l'objet d'une lutte acharnée entre les deux forces qui dominent le monde : le Gouvernement Mondial Israélien (GMI) et l'Union des Républiques Socialistes Arabes (URSA). Tout est donc en place pour un
space opera plutôt classique. Sauf que chez Harrison, rien ne se passe comme prévu. Rappelons que le roman a été écrit en 1975, et qu'il est l'héritier direct des idées et des expérimentations de la New Wave anglaise (Harrison a participé à l'aventure
New Worlds avec
Moorcock). Autrement dit, les héros sont fatigués et le souffle héroïque n'est plus qu'un souvenir. En témoigne cette tirade extraite de la page 208, d'un dialogue entre Angina (un agent au moins double) et Truck, en présence de Veronica, un trafiquant de drogue : «
Que vous disais-je, Truck ? Je vais où me conduit ma dépendance. (...) C'est une Galaxie pourrie, et elle ne vous appartient pas plus qu 'à moi. Ce salopard... (en désignant Veronica de la tête), le général (GMI) et Ben Barka (URSA) se partageaient le gâteau. Ils autorisaient le Dr Grishkin à ramasser les miettes contre son absolution. Politique, religion et drogue : ils nous offraient l'oubli en échange de l'Enfer. »
L'héroïsme désuet du
space opera de papa a fait place à une conscience de classe aiguë qui transcende les clivages politiques et religieux (le GMI et l'URSA pratiquent la même langue de bois). «
Politique, religion, idéologie... autant de tentatives guindées et désespérées pour s'affranchir de la responsabilité de ses actes : des abdications. » (p. 249) Ce
lumpen proletariat du futur est celui des
losers, des laissés-pour-compte de la guerre des étoiles et de cette «
galaxie de dealers » (p. 205), des victimes et des survivants de génocides. Le message de MJH ? « Nous sommes tous des Centauriens ! »
La Mécanique du Centaure n'est pas un livre facile, pas une lecture confortable. M. John Harrison aime secouer son lecteur et son style est son arme principale. Il faut du temps pour rentrer dans le récit, mais une fois pris dans les filets de l'auteur, on ne regrette pas le voyage, même si force est de constater que le cheminement intérieur de Truck est bien plus intéressant que le trajet de son cargo à travers la galaxie.