La réédition de ce recueil de trois longues nouvelles nous permet d'admirer de nouveau le talent littéraire de cet auteur américain à la réputation sulfureuse. Écrites pendant les années 80, quand l'idéologie conservatrice prenait ses aises en Amérique sous Ronald Reagan et George Bush père, ces nouvelles retrouvent tout leur mordant quand les mêmes démons refont surface aux États-Unis sous le prétexte d'une sacro-sainte « guerre contre le terrorisme » déclarée par Bush fils. Mais il est effarant aussi de constater à quel point certaines des tendances lourdes épinglées par Norman Spinrad il y a quinze ou vingt ans sont maintenant enracinées et même banalisées dans nos sociétés et nos paysages mentaux, en Europe aussi bien qu'en Amérique.
Comme les « sans abris » et la ségrégation entre riches et pauvres, par exemple, phénomènes examinés dans le premier récit, Chair à pavé, qui décrit la rencontre dans un futur proche entre un SDF, un vigile privé chargé de la protection des beaux quartiers et un chien dans les souterrains de New York. La violence extrême des scènes est à peine adoucie par le fait que les personnages s'expriment dans un argot rimé (conservé avec plus ou moins de bonheur par le traducteur), ce qui ferait de Spinrad l'un des pionniers du rap !
Chroniques de l'Âge du Fléau traite aussi de la ségrégation, ainsi bien sûr que du sida. Le « Fléau » imaginé par Spinrad étant encore plus virulent et susceptible de muter que notre VIH à nous, les mesures décrétées pour le contenir sont plutôt drastiques : zones de quarantaine pour la population affectée, tests et cartes de santé obligatoires, interfaces de protection sexuelle bien plus contraignantes que les préservatifs... Tout cela sous la surveillance d'une police sexuelle dirigée par un chrétien fondamentaliste. Mais la société américaine s'accommode finalement assez mal d'un tel carcan et l'histoire s'accélère vers un happy end libératoire et hautement satisfaisant.
La troisième nouvelle, La vie continue est un exercice un peu périlleux, car il met en scène l'auteur lui-même comme personnage principal. En effet, dans un avenir pas trop lointain (quoique devenu « uchronie », comme son roman Le Printemps russe en ce qui concerne certains aspects, notamment la survie de l'Union Soviétique), Norman Spinrad vit en exil à Paris et dirige un journal anglophone dissident, le Free Press de Paris, qui dérange sérieusement les forces réactionnaires et paranoïaques aux commandes de l'Amérique. La CIA va tenter de le museler en lui offrant par l'intermédiaire de Hollywood un contrat juteux pour les droits de son roman, Les Avaleurs du vide. Ici, le ton est celui d'une farce rocambolesque et bien rythmée, où notre héros trouvera le moyen de souper avec plusieurs diables à la fois. Une ironie supplémentaire provient du fait que Spinrad habite effectivement à Paris depuis bientôt quatorze ans et que, s'il ne possède pas son propre journal, il s'exprime très librement dans diverses publications françaises.
Voici donc trois petits chefs-d'œuvre où le style et la forme épousent bien le contenu et où l'amertume de certains propos est toujours équilibrée par un sens de l'humour très généreux et humain. Cela dit, on reste sur notre faim en se demandant ce que Spinrad pourrait nous concocter à partir de tout ce que l'actualité nous assène depuis la journée fatidique du 11 septembre 2001. Allez, Norman, raconte-nous encore une histoire !
Tom CLEGG (lui écrire)
Première parution : 1/12/2002 dans Galaxies 27
Mise en ligne le : 2/9/2004