L'Aile noire s'est écrasée sur la banlieue nord de Paris.
Depuis, les habitants de la zone sont en quarantaine. A Pantin, au sein du formidable brassage de cultures et de religions qui s'est effectué au fil des ans, les rescapés du vaisseau spatial, les Neutres, imposent un bonheur artificiel, désincarné, d'un simple toucher de main.
Congo, un jeune noir albinos, est le premier à pénétrer dans les ruines provoquées par l'Aile noire. Il fait de la contrebande d'objets extraterrestres avec le Dehors. Mais l'utopie truquée des Neutres lui inspire bientôt des idées de révolte. En compagnie de son ami Zaïre commence alors la quête fantastique de la vérité.
Car chacun, dans la zone, est impliqué dans un mirage à l'échelle cosmique.
Né en 1929 à Paris, Philippe Curval n'a cessé, au cours de sa triple carrière de romancier, de critique et de découvreur de talents, de défendre et d'illustrer la littérature de l'imaginaire, dans ses formes les plus extrêmes, celles qu'autorisent le fantastique et la science-fiction, ou les plus classiques.
Critiques
Il y a dans ce Congo Pantin, ex-Évadés du mirage (première parution dans la défunte collection Présences en 1995) quelque chose des anciens romans de Curval : l'extraordinaire manifesté par des brisures dans le quotidien, qui rappelle un livre que je tiens pour l'un des meilleurs de l'auteur, Y a quelqu'un ? (1979). A première vue, en effet, Pantin (banlieue parisienne) n'est pas l'un de ces lieux d'élection de la fiction spéculative, au contraire de Londres ou de San Francisco. Pourtant, c'est à Pantin qu'un vaisseau extraterrestre a choisi de se crasher, provoquant l'établissement autour du lieu de l'accident d'une barrière infranchissable. Un barrage contre les Terriens, ou un barrage contre les Autres ? Curval est fils du surréalisme, il ne s'en est jamais caché, il le revendique, de même que la filiation menant à Raymond Roussel. Autant dire que l'atmosphère de ses romans participe davantage de l'étrange et de l'expérimentation que de la hard science. Néanmoins, il s'agit bel et bien de SF, et de la meilleure eau.
Dans Pantin coupée du monde, les Neutres (puisqu'on les nomme ainsi) développent leur utopie, « imposant » à la population humaine un bonheur sur mesure (ou un délire total), par le toucher des mains. Mais l'état de manque guette rapidement. Dans cette banlieue Nord de la capitale française, on n'est pas loin de Saint-Denis, dernier repos des anciens rois thaumaturges... Coïncidence, coïncidence. Cette quarantaine peu banale provoque bien entendu son lot de produits dérivés, parmi lesquels l'expansion du petit commerce, si possible un tout petit peu illégal, bref débrouille et contrebande. L'isolation complète demeure souvent un mythe, et certains parviennent à contacter le Dehors malgré la léthargie générale. Congo est de ceux qui détournent les objets extraterrestres et les font parvenir Dehors.
Pour lui, les Neutres font régner une chape de plomb plutôt qu'une utopie : entre soif de révolte et recherche de la « vérité » commence une quête. Au coeur du melting-pot d'origines et de cultures constitué par Pantin, certains tentent de toucher le réel au-delà du mirage — et de s'évader de celui-ci. Il faut parfois accepter de retrouver la douleur existentielle pour démanteler l'illusion. Dès lors, les artefacts étrangers sont-ils bien présents, ou résultent-ils de l'interaction des esprits humains avec le contenu de l'Aile Noire, le vaisseau étranger ? Et si ce contenu interfère trop avec le monde... Un très grand Curval, sans doute difficile dans son balancement vers la métaphysique, mais qui marie à merveille l'intrigue (« l'aventure ») et la réflexion.
Imaginez : un vaisseau spatial, l'Aile Noire, s'abat sur Pantin. Bouclage immédiat de la zone du crash. Il y a désormais deux mondes : l'Aire de sécurité et l'Extérieur. Et dans l'Aire de sécurité, alias Pantin, cohabitent comme ils le peuvent les Neutres — que l'on suppose être des extraterrestres rescapés — et diverses populations indigènes : pour l'essentiel des immigrés. Une société nouvelle de se mettre en place. Confinée. Observée. Comme le fait remarquer un personnage : « Créer un laboratoire vivant et permanent de l'immigration pour établir une base de données. Une bible du comportement qui reposait sur l'idée forte qu'une population mitigée, surtout fraîchement implantée, donc peu métissée, se mobiliserait contre un ennemi commun, le combattrait ou l'assimilerait. » (p. 123) : et si c'était cela la raison d'être de ce foutoir surréalisant ?
Une poignée de personnages occupe le devant de la scène : Congo Pantin, le nègre albinos (victime ? manipulateur ? démiurge ? simple mutant ?...), Zaïre, son compagnon en négritude, Mamie Ger, la physicienne aux théories inorthodoxes, un groupuscule d'intégristes de nouvelles religions nées des débris des anciennes...
Tous de s'interroger sur la nature de l'univers dans lequel ils évoluent : quelle réalité pour ce Chantier couvert de débris incompréhensibles et dangereux, qui sont autant d'étranges découvertes, artefacts venus des étoiles dont le trafic fait vivre les habitants de l'Intérieur. Les Neutres eux-mêmes ne savent trop qui ils sont : « Je ne suis qu'un sujet, pas même une entité. Mamie Ger, la physicienne, a suggéré que j'étais inventé, mais que j'existerais tant que je rencontrerais quelqu'un pour croire au mythe de ma présence. Votre incrédulité entraîne ma transparence. » (p. 217). Dieu ne se définit pas autrement. Bien sûr, Les évadés du mirage fourmille de réflexions philosophiques (« Le sentiment aigu de sa fin prochaine croît en même temps que ses moyens intellectuels de l'évaluer », p. 131) et d'interrogations qui dépassent les personnages. On y retrouve par exemple la problématique des subjectivités collectives chères à la Science-Fiction française : n'existe ou n'est à sa manière réel que ce qui bénéficie de la croyance d'un nombre suffisant d'individus. Dieu, ai-je dit. Autant pour nos mythologies modernes : OVNIs et ETs répondent à cette définition existentielle.
Nourri de culture populaire, ardent défenseur des littératures de genre et infatigable militant de leur brassage, ennemi acharné des frontières et des murailles, Philippe Curval rend une fois encore hommage à ces œuvres méprisées par les sots : [ces] « feuilletons glissés sous les portes, fascicules bariolés distribués à la sauvette, romans de gare, merveilles éphémères, romans de science-fiction... (...) toute cette littérature marginale, exclue des programmes, des bibliothèques, qui recense les mythes fondateurs de nos sociétés actuelles. Terreau de l'imagination, où se réfugie la fertilité humaine à l'état brut. » (p. 251).
Généreux, foisonnant, sensuel, porté par une écriture superbe de précision et de fluidité, Les évadés du mirage est l'un des plus beaux livres de Science-Fiction de ces dernières années.