Greg EGAN Titre original : Permutation City, 1994 Première parution : Angleterre, Londres : Millennium (Orion Books), avril 1994 Traduction de Bernard SIGAUD Illustration de MANCHU
LIVRE DE POCHE
(Paris, France), coll. SF (2ème série, 1987-) n° 7224 Date de parution : 15 mai 2000 Dépôt légal : mai 2000 Roman, 448 pages, catégorie / prix : LP11 ISBN : 2-253-07224-9 Format : 11,0 x 18,0 cm Genre : Science-Fiction
Etre une copie de soi-même, est-ce continuer à être soi-même ? C'est la question que se pose Paul Durham tandis qu'il multiplie ses doubles informatiques.
Et il fait une découverte bouleversante : c'est qu'un univers virtuel conçu d'une certaine façon n'a plus besoin d'un support matériel pour exister. L'univers réel peut disparaître, le virtuel poursuivra son expansion. Eternellement.
Paul Durham se demande avec quels êtres peupler sa Création.
La Cité des permutants est probablement le livre le plus novateur de ces dix dernières années. Greg Egan, Australien, est l'étoile qui monte au firmament de la science-fiction mondiale.
Premier roman de l’auteur publié en français, La Cité des permutants est toutefois le troisième en VO. Pourtant, il créa l’événement à l’époque (1996, chez Robert Laffont), car la poignée de nouvelles d’Egan parues en France avait montré à quel point, au sein de la jeune génération d’auteurs de SF, l’Australien était l’un des plus prometteurs. Il obtint d’ailleurs avec ce roman le John W. Campbell Memorial Award, et fut nominé au Philip K. Dick Award. À tout seigneur tout honneur, il eut de fait les honneurs de la mythique collection « Ailleurs & demain ».
Au milieu du xxie siècle, il est désormais possible de créer des Copies de soi, à savoir des simulations informatiques criantes de vérité qui évoluent dans une imitation virtuelle de notre propre univers. Bien sûr, cette technologie coûteuse est surtout mise à la disposition des plus riches. En ce qui concerne les pauvres, s’ils sont en mesure de se payer une Copie, ils n’auront qu’un avatar dégradé, vivant moins vite car ne bénéficiant pas de la même puissance de calcul.
Deux fils d’intrigue se superposent. En 2050, Paul Durham, expert en simulation numérique, démarche les milliardaires habitués à se copier pour leur offrir ce qui leur manquait, le Graal ultime : rien moins que l’immortalité. Il contacte également Maria, une biologiste dont le passe-temps est le Cosmoplexe, une simulation digitale qui lui permet de créer des formes de vie basées sur d’autres lois que celles régissant notre univers. Situé en 2045, le second fil d’intrigue révèle peu à peu comment Durham a su faire évoluer la simulation numérique afin de proposer à terme la fameuse éternité aux milliardaires. Cette construction duale du roman permet à Egan de ménager un certain mystère sur la nature de la proposition de Durham : l’ingénieur a trouvé le moyen de s’affranchir du support matériel informatique ; la trame de l’univers telle qu’elle existe lui suffit pour lancer ses simulations. Concept révolutionnaire, pour le moins. Aucun cataclysme ne menacera jamais la pérennité de la solution.
Tout ceci est, comme d’habitude chez Egan, extrêmement documenté techniquement, même si l’auteur va parfois à l’encontre des idées reçues : son univers virtuel repose en effet sur des composants électroniques dont la puissance de calcul n’est pas infinie, aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il soit plus lent que le monde réel.
Au-delà des aspects techniques très présents, ce roman est aussi l’occasion pour Egan de se lancer dans de formidables discussions philosophiques. Les Copies peuvent-elles accéder à la conscience ? La réponse de l’auteur est bien évidemment positive, et il va s’attacher à le démontrer, à travers un processus expérimental relativement rigoureux. Mais l’auteur ne s’arrête pas là : si les Copies accèdent à la conscience, cela modifie profondément la société, et celle-ci doit s’adapter à la nouvelle population. Tout ce qui a trait à l’identité doit évoluer (citoyenneté, droits de l’homme, etc.). Pourtant, s’il est un invariant dans l’univers, réel ou virtuel, c’est bien l’inégalité sociale : on sait Greg Egan très attaché aux droits de l’homme et il le démontre ici. Si Paul Durham tente de se faire financer par les plus riches, sa découverte sur l’inutilité du support physique la rend largement plus accessible que les anciens systèmes informatiques.
LaCitédespermutants se veut avant tout un roman d’idées, marqué par des descriptions techniques pointues et d’intéressantes digressions philosophiques. Au final, il ne s’y passe pas grand-chose, même si on assiste au premier contact avec une race extraterrestre, ce qui, au passage, dit bien le jusqu’au-boutisme d’Egan quant au traitement systématique des implications de son idée de base. Mais cette absence de dramaturgie n’est pas rédhibitoire, loin de là : Egan préfère travailler sur les idées, de nouvelles façons d’envisager la science et la technique, et sur la suspension d’incrédulité qui en découle, laquelle génère à son tour dans l’esprit du lecteur des images vertigineuses.
L'argent, c'est du temps. Et surtout du temps de machine. Une bonne moitié des personnages d'Egan sont des simulations informatiques de personnes humaines, réalisées à partir de numérisations du cerveau. Elles sont douées de conscience... mais leur existence repose sur une coûteuse débauche de puissance informatique. Relevées sur des gens très riches dans le but d'une imparfaite immortalité, financées par des fondations ad hoc mises en place avant leur mort, les Copies « vivent » au mieux dix-sept fois plus lentement que le commun des mortels. Et celles qui sont fauchées doivent vivre au ralenti... Mais où « est » la conscience électronique entre les itérations du programme ?
C'est le point de départ de l'idée apparemment délirante qui conduit Paul Durham à proposer un univers nouveau à quelques riches Copies triées sur le volet. Dans ce but, il s'offre les services d'une passionnée d'univers virtuel au chômage, Maria, qui doit concevoir une simulation de biosphère entièrement artificielle pour pimenter la vie du nouvel univers, simulation à l'intérieur d'une simulation.
Si le roman peine à se mettre en route, alourdi par une série de personnages périphériques dont le rôle ne deviendra clair que plus tard (ou ne s'impose jamais clairement), à mi-course environ il accélère le rythme et donne à l'univers informatique les dimensions des espaces infinis du space opera. Egan est peut-être en train de créer le « cyber opera » ; mais de créer avec une certaine timidité : trop d'explications techniques informatiques, trop de personnages secondaires... Pourtant le roman ne pourrait sans doute pas s'en passer : comme la « planète Lambert » est programmée par Maria sur les ordres de Paul pour distraire les Elysiens, toutes les digressions touristiques sont indissociables de l'oeuvre.
Plus que l'intrigue, ce sont les thèmes qui portent le livre. Egan va droit au coeur du problème philosophique de la coexistence de l'esprit et de la matière, et trouve une manière nouvelle de mêler technologie et métaphysique. Le seul prédécesseur que l'on puisse trouver aux idées de ce livre est le roman Software, de Rudy Rucker. Mais la « théorie de la poussière », bien plus qu'une simple affirmation de survie de l'esprit après la mort, est une sorte de « Bibliothèque de Babel » à l'envers. Les lettres de notre univers, lues dans le bon ordre, peuvent « raconter » une quasi-infinité d'autres univers...
Egan fait par surcroît preuve d'une virtuosité pyrotechnique au niveau littéraire, et s'il parsème son roman de splendides inutilités dramatiques, cela montre à quel point son talent déborde du livre. L'exemple le plus flagrant en est ce poème placé en exergue, dont chaque vers est un anagramme de « Permutation City » – une permutation de permutation ! Je crois qu'il faut saluer le premier roman de SF oulipien en langue anglaise : Georges Pérec et Raymond Queneau auraient apprécié.
Le lectorat francophone sait déjà, grâce au travail de l'équipe de CyberDreams, que l'auteur australien est un nom à suivre, et je pense que personne ne regrettera de se jeter sur son premier roman traduit en français.