C’est la première fois que nous écrivons cette chronique à sept heures trente du matin. Avalanche de travail. En la relisant, quelques heures plus tard, aurons-nous toujours les mêmes impressions sur les ouvrages analysés ? Le fantastique ne l’emportera-t-il pas sur l’anticipation scientifique ? Nous ne manquerons pas de vous le signaler dans un post-scriptum.
« Dans l’abîme du Temps », de H. P. Lovecraft (Denoël), est la suite, si l’on ose dire, de « La couleur tombée du ciel », du même auteur, parue chez le même éditeur il y a quelques semaines. « Suite » est d’ailleurs un mot relatif, puisque ces deux titres ont été publiés groupés en langue anglaise. Ne se composent-ils pas de nouvelles indépendantes ? Le nouveau volume (fort bien traduit par Jacques Papy) se présente, comme le précédent, sous l’aspect de quatre récits dont le premier, « The Shadow out of Time », donne son titre au recueil. Son héros, Nathaniel Wingate Peaslee, professeur d’économie politique à l’université de Miskatonic, succombe un jour, en plein cours, à une crise d’amnésie et ne redevient lui-même que quatre ans plus tard. Et pendant ces quatre années, son comportement est des plus bizarres. En réalité, il est « possédé » par un de ces Anciens, nos prédécesseurs sur la Terre, mais n’ayant rien d’humain et qui, jouissant de facultés inconnues de l’homme, sont capables de se substituer à la personnalité de n’importe quel être, vivant dans n’importe quel temps, dans n’importe quel monde, cependant que celle de leur victime prend occasionnellement la place dans leur propre corps. Ce même Peaslee, voyageant en Australie quelques années plus tard, aura l’occasion de constater qu’il n’a pas rêvé, puisqu’il tombera sur des vestiges de la civilisation des Anciens, vieille de millions de siècles.
La deuxième nouvelle, « La maison de la sorcière » (The Dreams in the Witch House) – à ne pas confondre avec un roman au titre quasi similaire, dont nous parlons plus bas – est l’histoire d’un jeune étudiant, Walter Gilman, qui, vivant dans une maison jadis occupée par une sorcière, finit par effectuer des excursions dans l’inconnu où il rencontre l’ex-maîtresse de céans, son adjoint – un rat à face humaine – et, finalement, le diable lui-même qui veut lui faire signer un pacte – avec du sang, comme il se doit. Mélangé de rêve, d’irréalité et de semi-réalité, cette nouvelle n’en finit pas moins de façon très réelle et laisse le lecteur dans une certaine inquiétude, voire une certaine perplexité.
« L’appel de Cthulhu » (The Call of Cthulhu) est encore une histoire diabolique où il est question de possession, de culte vaudou, etc. Cthulhu est un génie du Mal, peut-être même le Malin en personne, dont l’aspect physique nous est révélé dans les dernières pages du récit. Habitude ou autre chose, mais cette histoire nous a semblé moins terrifiante que le reste.
« Les montagnes hallucinées » (At the Mountains of Madness) est la nouvelle la plus longue et aussi la meilleure du recueil (qui nous a paru légèrement plus faible que le précédent, tout en se classant à cent coudées au-dessus de l’ouvrage fantastique moyen). C’est l’histoire d’une expédition organisée au Pôle Sud et au cours de laquelle les explorateurs découvrent des montagnes plus hautes que l’Himalaya et les vestiges d’une civilisation antique, non humaine, et dont on ne peut dire exactement que ses représentants aiment l’homme. C’est un magnifique récit de terreur et de suspense, basé sur des données d’autant plus plausibles qu’elles paraissent scientifiques et offrant en outre tout le charme d’un documentaire.
« La maison des sorcières » (Witch House), d’Evangeline Walton (Angoisse, Fleuve Noir), est l’histoire du Dr. Gaylord Carew qui se rend dans une maison hantée pour sauver une petite fille apparemment possédée. La famille, installée dans ladite maison depuis trois siècles, a d’ailleurs une réputation de sorcellerie bien établie. Tout le roman est donc le récit de la lutte du Bien contre le Mal (car le Dr. Carew possède, lui aussi, des facultés surnaturelles) ou, si l’on préfère, d’un duel Magie Blanche contre Magie Noire. Bien qu’un peu embrouillé au début (heureusement, l’éditeur a adjoint un tableau généalogique), l’ouvrage est extrêmement intéressant, compact, très suspense. Les explications convaincront même ceux qui ne croient ni à la magie ni au surnaturel.
« Sur la planète rouge », de Paul French (Fleuve Noir), est un autre western de l’espace, moins luxueux peut-être que le précédent, mais ayant un côté spiritualiste fort sympathique. David Starr, jeune savant, est envoyé sur Mars afin de tirer au clair une histoire de légumes martiens empoisonnés qui risquent de provoquer sur Terre une panique à l’échelle planétaire. Il y parvient, avec l’aide des Martiens devenus purs esprits ou presque. Le roman possède à la fois les caractéristiques de la « science-fiction » et du « policier ». Il est logique (il n’y a pas d’air sur Mars et les semi-esprits martiens vivent sous la surface de la planète) et la progression dramatique est bien soutenue. Un peu simpliste peut-être, par moments, mais éminemment lisible.
Pour des raisons que le simple bon sens suffit à faire comprendre, la série SF/Fantastique/Aventure des Nouvelles Editions Oswald est ce qui se fait de plus construit dans l'édition de fantastique chez nous : les textes sont, à quelques exceptions près, soit de bon niveau soit — avouons-le carrément — des petits et des grands chefs-d'œuvre du genre. Quant aux couvertures de Nicollet, elles représentent, elles, et sans contestation possible, le dessus du panier en France ! La seule chose qu'on pourra reprocher à cette collection est de ne pas encore trop se préoccuper des auteurs modernes inédits. Mais patience, car comme le fonds Marabout va se raréfiant, on peut espérer un accroissement rapide des inédits... à condition d'éviter bien sûr toutes les nullités franco-belges que Jean-Baptiste Baronian avait cru bon de publier dans un bel élan de patriotisme francophone.
Comme démonstration de la qualité de base de la collection j'ai choisi trois bouquins parus juste avant les vacances. Deux sont excellents (Maison des sorcières d'Evangeline Walton et Le miroir de Merlin d'André Norton), et le troisième est un vieux classique tout auréolé d'une aura de célébrité : Les mines du roi Salomon de H. Rider Haggard.
A tout seigneur tout honneur, nous commencerons par ce chef-d'œuvre (le mot n'est pas trop fort) qu'est Les mines du roi Salomon. Après avoir épuisé le cycle de She, NéO s'est attaqué depuis peu à celui du Chasseur Allan Quatermain (voir les deux tomes de La fleur sacrée parus récemment) et nous propose donc ici le livre de Rider Haggard. Réédité un grand nombre de fois chez nous depuis l'édition Hetzel de 1888, ce roman montre que, dès le début de sa carrière, Haggard avait à sa disposition tous les éléments de sa grandeur littéraire. Bien plus qu'un extraordinaire roman d'aventures, Les mines du roi Salomon est aussi un ouvrage initiatique, un livre dont le héros, Allan Quatermain, va être confronté à une autre réalité, un réalité parsemée de mystères fantastiques touchant à la trame même de l'histoire du monde. Tout Rider Haggard se trouve résumé là : son génie, son imagination et sa démesure.
Le deuxième roman dont il va être question provient, lui, du Fleuve Noir « Angoisse » dont il fut le troisième numéro, via le fameux fonds Marabout, où il fut réédité une première fois en 1974. C'est, bien sûr, Maison des sorcières d'Evangeline Walton, un écrivain discret du fantastique américain passionné par les mythes gallois qui forment le fond des quatre romans de son cycle du Mobinogion, édité en totalité au début des années 70 par Lin Carter chez Ballantine. Pour rassurer le préfacier du volume, Jean-Pierre Deloux, je me permettrai de lui signaler que le premier tome de la trilogie d'Evangeline Walton consacrée à Thésée vient enfin de sortir en « hardcover » aux USA et s'intitule The sword is forged... Quand on aura ajouté un roman historique épique, The cross and the sword (1956), et deux nouvelles dans l'ancien et le nouveau Weird Tales, on aura fait le tour de la maigre production de notre auteur, dont la qualité compense largement la quantité.
Maison des sorcières, paru en 1945 chez Arkham House (une référence) fut le second roman publié par Evangeline Walton, neuf ans après The virgin and the swine, le premier titre du Mobinogion. C'est un livre étonnant, un des traitements les plus rigoureux du thème de la maison hantée et de la possession par magie noire. L'approche du calvaire enduré par une fillette possédée par des forces noires sous l'angle de la parapsychologie fait que ce livre possède un ton très moderne au niveau du thème. La forme, elle, reste celle du fantastique classique des années 30 tel qu'il était conçu en dehors des pages de Weird Tales, par les Anglais entre autres. Evangeline Walton refuse les débordements de la fameuse revue américaine pour construire un récit ramassé, intimiste par moments, qui capte l'attention du lecteur par une foule de détails angoissants (il y a une technique proche de celle du roman policier dans cette histoire) qui trouveront leur explication dans l'apocalyptique duel final entre les principaux protagonistes. Maison des sorcières n'a pas vieilli en presque quarante ans et devrait rester encore longtemps dans les mémoires des lecteurs.
Concluons ce long paragraphe consacré à NéO par le seul inédit du lot, Le miroir de Merlin d'André Norton, une autre grande figure du fantastique et de la SF américains. Tout sépare ces deux femmes presque du même âge (puisque Alice Mary Norton, née en 1912, n'a que cinq ans de moins qu'Evangeline Walton) : autant cette dernière a eu une carrière discrète, autant André Norton a su se tailler une place de choix dans le monde de l'édition spécialisée américaine avec ses space opéras énergiques et ses romans d'heroic fantasy bien enlevés. Le miroir de Merlin appartient à cette seconde catégorie, et ce bien que la SF y introduise son nez d'un bout à l'autre. En fait, et pour simplifier, ce roman présente une lecture SF de l'épopée du roi Arthur, pas celui de la légende du Moyen Age, mais le grand chef de guerre du Ve siècle. L'histoire est d'autant plus intéressante qu'elle présente des personnages doués de pouvoirs surhumains mais qui sont constamment manipulés par un programme et des machines installés par des extraterrestres humanoïdes repartis dans l'espace des millénaires auparavant pour s'affronter dans un conflit galactique sanglant. Les deux factions des extraterrestres sont d'ailleurs aussi face à face dans l'univers de la Grande-Bretagne du Ve siècle : à Myrddin-Merlin, homme engendré par les extraterrestres, va être opposée Nimue, celle que la légende retiendra sous le nom de la Dame du Lac. Et cette guerre des magiciens, des êtres de Pouvoir, va forger le cours de l'histoire dans une partie d'échecs où les pions s'appellent Arthur, Modred et bien d'autres moins connus. Curieusement, l'image du Grand Roi en ressort grandie, tant il a su dépasser avec panache son statut de marionnette d'un destin programmé à des années-lumière de là. Quant au personnage clé de ce roman, Merlin, André Norton a su en faire une figure très attachante, presque pathétique dans ses efforts pour que le Plan se déroule comme prévu. Voilà donc un roman qui devrait aider à imposer le nom d'André Norton chez tous les amateurs de ce genre hybride placé entre l'heroic fantasy et le space opera et que les Anglo-Saxons nomment science fantasy. Et, comme presque toujours, Nicollet a doté ce livre d'une couverture absolument superbe !
Voici un ouvrage qui traverse imperturbablement l'édition fantastique de langue française, en imposant apparemment partout son classicisme « clean ». Publié dans la défunte collection « Angoisse » du Fleuve Noir en 1954, réédité par Baronian chez Marabout en 1974, le voilà aujourd'hui au catalogue de NéO, nanti d'une brève introduction qui le situe rapidement parmi la littérature de sorcellerie.
Car c'est de cela qu'il s'agit : sous prétexte de suspense fantastique (le bon docteur Carew délivrera-t-il la jeune Betty-Ann de la possession dont elle est la proie ?), ce roman trace une approche de la sorcellerie et de la sorcière qui n'est pas vraiment classique. Certes, on n'échappe pas ici à l'éternel combat du bien et du mal — à cette réserve près qu'hormis quelques questions d'éthique et de perception du monde, il ne paraît pas y avoir grande différence entre le magicien noir et le magicien blanc, dont le combat n'est qu'une appropriation de forces brutes qui ne connaissent pour leur part aucune catégorie morale.
Comme le souligne le préfacier, il s'agit bien en sorcellerie de définir une relation entre l'Etre et le Monde. Une relation que l'on voudra pouvoir et l'autre harmonie. Telle est toute la différence. Et je crois pouvoir avancer que cette question est loin d'être inintéressante : la réflexion sur la relation de l'homme a l'univers qui l'entoure, et sur la soif de puissance qui saisit certains face à cet univers, voilà qui semble dépasser la simple anecdote fantastique.
Ceux qui ne liront Maison des sorcières qu'au travers d'un catalogue de thèmes et motifs (malédictions, possession, envoûtement, portrait ensorcelé), ou bien en se laissant abuser par une référence à Lovecraft qui n'a nul lieu d'être, ceux-là ignoreront un ouvrage propice à la méditation. Le récit, structuré comme un thriller, de la lutte de Carew face à la maison, aux forces primitives et à celui qui les contrôle, ce récit reste peut-être légèrement convenu. Mais le discours qui l'entoure est intemporel.
Ce qui ne gâche rien, la théorisation de la sorcellerie à laquelle se livre Evangeline Walton par la bouche de Carew, est loin d être poussiéreuse : elle fait appel à des notions de psychologie fort peu irrationnelles, entre autres pour ce qui concerne les phénomènes induits par une adolescente pubère.
Il est réconfortant de lire un tel ouvrage dans une collection qui paraît parfois se vouer à l'édition des oeuvres complètes de Robert Howard.