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Kiss kiss

Roald DAHL

Titre original : Kiss kiss, 1960   ISFDB
Traduction de Elisabeth GASPAR

GALLIMARD (Paris, France), coll. L'Air du temps précédent dans la collection n° 171
Dépôt légal : 1962
Première édition
Recueil de nouvelles
ISBN : 2-07-021736-1
Genre : Hors Genre

Critiques

    Ce recueil de nouvelles est digne de « Bizarre ! Bizarre ! » du même auteur, qui l'avait précédé dans la même collection. La traduction est l'œuvre d'Élisabeth Gaspar seule, et le résultat est un peu plus satisfaisant que celui que la même adaptatrice avait obtenu en collaborant avec Hilda Barberis pour le recueil plus ancien. Il y a certes encore des faiblesses, la plus grande étant celle qui édulcore la fin de « Edward le conquérant ». Dans la version originale, le personnage du titre tentait de calmer la très grande colère de sa femme ; la nouvelle se terminait par l'exclamation : « Louisa ! Louisa, assieds-toi ! » ces derniers mots, en italiques, suggérant une élévation de la voix, la peur que l'homme éprouvait peut-être en voyant sa femme s'avancer menaçante vers lui. Dans le texte français, par souci d'économie typographique ou par simple maladresse, il n'y a pas d'italiques, et l'exclamation du protagoniste est réduite à un bien paisible « Assieds-toi, Louisa, assieds-toi, va ! » Cela enlève assurément quelque chose au texte, car un aspect de l'art de Roald Dahl réside précisément en la suggestion d'une tension croissante, de catastrophe ou de drames qui pourront se dérouler après que le narrateur ait cessé le récit. 

    Le précédent recueil de nouvelles de Roald Dahl portait, sur la couverture, l'indication de la série dans laquelle il est publié (« L'air du temps »), sans précision supplémentaire. Pour celui-ci, on a jugé bon d'ajouter, bien clairement l'indication « Humour ». C'est le cas ou jamais de s'exclamer bizarre, bizarre, car ce n'est assurément pas par leur humour que ces récits frappent surtout le lecteur. Si humour il y a, ce n'est que par moments, et celui-ci est presque invariablement noir. Roald Dahl n'a rien d'un auteur d'histoires marseillaises, le ton acide de ses récits et leur cruauté implacable de dissection psychologique situent « Kiss kiss » aussi loin des « Histoires de Marie-Chantal et de beaucoup d'autres » que de « La réalité dépasse la fiction » – pour citer deux autres titres de la série dans laquelle cet ouvrage se trouve placé.

    Observateur un peu cynique des travers humains, Roald Dahl montre une maîtrise considérable dans sa façon de bâtir une situation et d'y introduire le lecteur. Les gestes, les dialogues et les notations, intérieures ou extérieures, sont dosées de manière telle que l'on se sent irrésistiblement entraîné en plein cœur de l'action, sachant exactement ce qu'il faut pour observer le déroulement des événements – ou en ignorant exactement la proportion nécessaire à la naissance d'une inquiétude subtile. Les êtres mis en scène sont fréquemment caricaturaux, mais ce ne sont pas des caricatures qui donnent simplement envie de rire : elles possèdent, bien clairement marqués, des traits que l'on reconnaît pour être véridiques ; et ces traits ont quelque chose d'inquiétant, voire d'effrayant. Le ton détaché de l'auteur ne fait que souligner cette menace.

    Les nouvelles ici rassemblées sont au nombre de onze, deux de celles-ci se rattachant à la science-fiction. « Gelée royale » est une variation sur le thème – ou, plus exactement, sur le commencement du thème – dont Wells tira « La nourriture des dieux ». Après neuf ans de mariage, l'apiculteur Albert Taylor et sa femme ont une petite fille ; celle-ci manque d'appétit, et sa mère s'effraie de la voir dépérir. Idée géniale de Taylor : il mêle un peu de gelée royale à la nourriture du bébé et, grâce à ce produit de la sécrétion des abeilles, la petite fille gagne du poids de façon extraordinaire, inespérée, monstrueuse même. Et Roald Dahl, ayant raconté son histoire, passe à la suivante. Déception pour le lecteur ? Assurément non. Car, en cours de route, l'auteur a eu soin d'attirer son attention sur un certain nombre de points inquiétants : si Taylor a enfin eu un bébé, c'est parce qu'il a pris, lui-même de la gelée royale ; et ce Taylor, qui semblait un si brave homme au début, il révèle petit à petit une passion pour les abeilles qui a quelque chose de très singulier. Lorsqu'il était enfant, déjà, ces insectes se promenaient sur sa figure, sans le piquer. Et maintenant qu'il s'est laissé pousser une barbe, n'évoque-t-il pas lui-même, avec sa grosse tête couverte de poils, une monstrueuse abeille ? Et le bébé, n'est-il pas en train de changer étrangement, ses membres restant grêles, alors que son thorax et son abdomen grossissent, et se recouvrent d'un mince duvet ? Un peu ricanant, passablement détaché en apparence, minutieux et précis, Roald Dahl insinue et suggère. Cette nouvelle est particulièrement caractéristique de la technique par laquelle il fait naître un léger frisson dans l'échine de son lecteur : au moyen de ce qu'il ne dit pas presque autant que grâce à ce qu'il dit. 

    L'autre nouvelle qui entre dans le cadre de la science-fiction s'intitule « William et Mary ». Elle est fondée sur l'extrapolation d'une idée scientifique développée – et ayant même fait l'objet d'expériences – en U.R.S.S. notamment, celle de la survie d'un organe alors que le reste de l'animal est mort. Seulement, ce n'est pas d'un animal qu'il s'agit dans ce récit, mais bien du prénommé William, professeur de son état et mari acariâtre de son état civil. William va mourir – il est atteint d'un cancer – et un de ses amis, le chirurgien Landy, lui propose de conserver en vie son cerveau et l'un de ses yeux. Seuls. On reconnaît à nouveau la plume grinçante de Roald Dahl dans le luxe de détails avec lequel Landy explique comment il va mener à bien son opération, et dans le ton détaché qui est celui du chirurgien. Bien entendu, Landy n'a rien du classique savant dément (l'auteur est trop adroit pour cela) et il est même précisé, au contraire, qu'il possède une bonne tête, et que ses yeux sont vastes et vivants, pleins d'étincelles animées. Cela le rend encore plus inquiétant, et l'auteur éprouve un plaisir sadique à démonter le mécanisme de sa curiosité scientifique. Ce n'est qu'un des thèmes de « William et Mary », les autres s'y greffant adroitement.

    Des autres récits, trois se rattachent assez clairement au fantastique. « Cochon » pourrait même être de la science-fiction, par le détail monstrueux qui en fournit le dénouement, et qui est une caractéristique d'une civilisation future. Le héros de ce récit serait pathétique s'il n'était ridicule, Roald Dahl exagérant impitoyablement sa candeur qui se confond avec de la bêtise ; les personnages qu'il rencontre ont invariablement un trait monstrueux, mais ils sont, tout aussi invariablement, parfaitement vraisemblables. « Edward le conquérant » constitue une ingénieuse utilisation du thème de la réincarnation, tandis que « Pauvre George » met en scène un vicaire déséquilibré, qui raconte lui-même son histoire et qui serait un excellent sujet pour un psychanalyste. Cette narration, à la première personne, du cas d'un obsédé sexuel, est faite magistralement, l'auteur dévoilant les causes du traumatisme de son protagoniste, alors même que celui-ci les ignore.

    C'est aussi un drame que celui de « La logeuse », mais un drame qui n'est que suggéré – ou qui se déroule après la fin de l'histoire. C'est un drame, encore, que cette « Histoire vraie », dont Roald Dahl a refusé de concentrer la vigueur en une chute finale, mais qui provoque tout de même son petit effet lorsque le lecteur arrive à la révélation centrale. « Tous les chemins mènent au ciel » est, d'autre part, agrémenté d'une chute finale, mais ce n'est pas là-dessus que se concentre tout son intérêt : la présentation de l'héroïne et de sa peur maladive d'être en retard communique au lecteur ce délectable malaise qui est, pour Roald Dahl, une sorte de signature.

    Les trois récits restants (« Un beau dimanche », « Madame Bixby et le manteau du colonel », « Le champion du monde ») n'ont rien de véritablement insolite, mais ils sont excellemment racontés, et les personnages du premier sont dépeints avec autant de cruauté que de vraisemblance : ils possèdent tous quelque difformité morale, mais ils sont tous, sans le moindre doute, de notre monde, et Roald Dahl ricane en les accueillant sur sa scène.

    L'art de la nouvelle est malaisé. Roald Dahl le possède à un très haut degré ; il ne se contente pas d'inventer des histoires bien construites et de les raconter de façon intéressante, mais il sait, de plus, les pourvoir d'un éclairage qui lui est personnel. Tout comme le Ray Bradbury d'antan – celui des « Chroniques martiennes » et de « L'homme illustré » – Roald Dahl possède une personnalité authentique ; ses nouvelles ne ressemblent à celles de personne d'autre, et c'est sans doute la raison pour laquelle leur allure grinçante ne les empêche aucunement d'être singulièrement attachantes. 

Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/3/1963 dans Fiction 112
Mise en ligne le : 8/12/2024

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