DENOËL
(Paris, France), coll. Lunes d'Encre Date de parution : 6 septembre 2007 Dépôt légal : septembre 2007, Achevé d'imprimer : août 2007 Première édition Roman, 352 pages, catégorie / prix : 20 € ISBN : 978-2-207-25973-3 Format : 14,0 x 20,5 cm Genre : Fantasy
Charles Lutwidge Dodgson, révérend, photographe amateur et professeur de mathématiques à l'université d'Oxford, n'a jamais songé à prendre pour pseudonyme Lewis Carroll. D'ailleurs, il n'a jamais songé à écrire des contes pour enfants. Mais il a rêvé d'Alice, trop sans doute, plus que la société n'est prête à tolérer : le voilà contraint de s'embarquer pour Novascholastica, une colonie anglaise entre Afrique et Océanie, avec, pour seul compagnon d'infortune, un « noir précepteur », mage d'état chargé d'une besogne indicible... À Novascholastica, colons, indigènes, bêtes et entités fraternisent par-delà la mort ; une situation contre nature à laquelle il serait bon de mettre un terme. Ce qui n'est pas vraiment le problème de Charles qui a ses propres chimères photographiques à poursuivre...
Jérôme Noirez, finaliste du Grand Prix de l'imaginaire en 2006, a publié trois romans, une quinzaine de nouvelles, une Encyclopédie des fantômes et fantasmes et un album jeunesse, Tout froissé. Leçons du monde fluctuant, d'une originalité foudroyante, n'évoque guère que le corpus de Tim Powers et les élégantes uchronies de Xavier Mauméjean.
Critiques
En l'espace de huit ans, la collection grand format « Lunes d'encre » s'est imposée comme l'un de nos plus beaux fleurons éditoriaux consacrés aux littératures de l'imaginaire. Collection éclectique d'un niveau somme toute exigeant, proposant aussi bien des textes résolument contemporains que des cycles classiques publiés en omnibus, elle est sans conteste, et pour nombre de lecteurs, une manière de référence. Aussi quand Gilles Dumay, son responsable éditorial, notoirement connu pour son caractère de cochon et son franc-parler un tantinet excessif, critique teigneux dans nos pages et écrivain surveillé sous le nom de Thomas Day, annonce la publication d'un jeune auteur français (ce qui n'est pas si courant) en « Lunes d'encre », bien sûr, ce qui ne pourrait être qu'un bouquin de plus prend figure de petit événement dans le lanterneau de l'édition de genres. D'autant que nous parlons ici de Jérôme Noirez, déjà fort remarqué pour sa trilogie « Féerie pour les ténèbres » chez Nestiveqnen (si un éditeur poche est dans la salle, il serait bien avisé d'y jeter un coup d'œil pour fin d'éventuelle réédition...).
Ainsi donc, Noirez arrive en « Lunes d'encre » avec Leçons du monde fluctuant, la peinture d'un paysage imaginaire aux échos plus ou moins steampunk (encore !), tout du moins dans son background, monde ou règne une Angleterre victorienne (encore ! !) triomphante mais confite dans ses obsessions rigoristes, et où l'on suit le devenir d'un personnage ayant vraiment existé dans notre vrai monde à nous (encore ! ! !) — à savoir Charles Lutwidge Dodgson, professeur de mathématiques à l'université d'Oxford, plus connu sous le nom de Lewis Carroll. Mouais... Voici donc l'histoire du bon docteur Dodgson qui, en guise de frein à ses ardeurs déplacées envers les petites filles, se voit contraint par ses pairs oxfordiens à l'exil sur Novascholastica, une île perdue au cœur de l'océan Indien. Un bled, un trou, une misère peuplée d'indigènes plus ou moins rebelles (surtout les morts, en fait...) à l'Empire briton et ses préceptes serrés de partout. Ainsi le livre se partagera-t-il en deux trames : d'une part l'histoire de Dodgson et son voyages chez les sauvages en compagnie de Jab Renwick, le noir précepteur, et, de l'autre, celle de la petite Kematia (Alice ?) au pays des morts (des merveilles ?).
S'il ne fait aucun doute que Jérôme Noirez est doté d'un vrai talent de conteur, d'un sens aigu des dialogues et d'un humour (noir) tranchant, reste que je me suis fort ennuyé à la lecture de ces Leçons du monde fluctuant. Non pas que le livre soit mauvais (entendons-nous : il ne l'est pas). Non. Le livre est drôle (en dépit d'une absolue noirceur). Le personnage de Jab Renwick, tueur cynique monstrueux, est particulièrement réussi. Quant à la langue de Noirez, fouillée sans être précieuse, elle ne prend le temps que de quelques phrases pour faire basculer le lecteur dans l'univers si particulier du roman. Alors ? Alors pour goûter ce double périple initiatique (et cruel), sans doute faut-il goûter, aussi, l'œuvre du vrai Carroll, ce qui n'est pas mon cas (je sais, c'est mal). Y compris dans le roman, d'ailleurs, où le personnage même de Dodgson laisse froid et auprès duquel on apprend finalement peu de son modèle incarné (sans parler des passages bégayés, insupportables — oui, Carroll était bègue, mais franchement, faire balbutier Dodgson au fil des dialogues devient vite très chiant). Enfin les déboires de Kematia, morte de fraîche date avec sa vilaine cicatrice entre les jambes toujours saignante, pour drôles qu'ils puissent être, n'en sont pas moins long et parfois répétitifs. Et voici qu'on arrive au milieu du bouquin et qu'on se dit, en dépit d'un demi sourire de temps à autre : bordel, encore 150 pages...
Leçons du monde fluctuant n'est pas un livre inintéressant, même s'il n'est pas pour moi, et même si je peine encore, ma lecture achevée, à clairement cerner le projet de l'auteur. C'est même un bouquin plutôt intelligent et sans aucun doute l'œuvre d'une plume française atypique promise à un avenir riant. J'attendrais de fait, pour ma part, son prochain roman avec curiosité pour savoir si, oui ou non, Noirez réitérera le curieux exploit de Leçons du monde fluctuant, un livre à la fois pertinent, drôle, riche, et pourtant presque chiant.
ORG Première parution : 1/11/2007 dans Bifrost 48 Mise en ligne le : 17/12/2008
Bienvenue dans une Angleterre du XIXe siècle parallèle, un monde décalé et quelque peu délirant où, sous le règne de la Grande Rectrice Victoria, le pays tout entier est devenu un immense collège, où tous les efforts de la nation sont tournés vers l'enseignement scolaire, où, dans un train, le contrôleur est davantage susceptible de vous interroger sur vos connaissances en arithmétique plutôt que de demander à voir votre billet, et où, enfin, les masses populaires sont éduquées à coups de badine dans de sinistres cancrières.
Dans cet univers farfelu, Charles Lutwidge Dodgson n'est jamais devenu Lewis Carroll. En revanche, il y a bien cultivé un goût certain pour les mathématiques, la photographie, les syllogismes et les petites filles. Trop sans doute dans ce dernier cas, puisque des rumeurs de plus en plus insistantes à son encontre vont l'obliger à quitter le Royaume-Uni pour trouver refuge à Novascholastica, île de l'Océan Indien dont les contours, si l'on en croit certains explorateurs, épouseraient la forme de la main gauche de Dieu. Un lieu étrange en tous cas, passage imprécis entre le monde des vivants et celui des morts. Et c'est dans ce lieu qu'erre Kematia, jeune indigène morte à la suite de l'excision qu'elle a subie. Accompagnée d'une troupe sans cesse grandissante, composée entre autres d'une poupée de chiffon, d'un chasseur écossais dont le corps s'est mélangé à celui d'un cerf, de gnous ou de lapins, elle voyage à travers ce Pays des Merveilles hostile et sauvage.
C'est donc sous l'ombre tutélaire de Lewis Carroll et de son œuvre que Jérôme Noirez nous invite à suivre quelques Leçons du monde fluctuant. Il y fait montre d'une imagination permanente, y cultive un goût de l'absurde particulièrement prononcé et prend un plaisir communicatif à y multiplier les visions baroques et hallucinantes. Ceci dit, si l'auteur ne se prive pas de faire quelques clins d'œil à divers personnages ou épisodes d'Alice et de ses suites, son roman est loin de se limiter à un simple jeu de références réservé aux initiés et développe une thématique et une identité qui lui sont propres. En premier lieu, Noirez emprunte son imaginaire à de nombreuses cultures différentes et invoque une multitude de croyances, mythes et autres figures légendaires. Leurs rencontres et leurs confrontations prennent place dans un contexte de guerre d'influence culturelle et religieuse, opposant les colons britanniques aux indigènes de Novascholastica. Le romancier se garde bien de prendre parti en faveur de quiconque, renvoyant même le plus souvent tout ce petit monde dos à dos. Les coutumes barbares des uns trouvent ainsi un désagréable écho dans les discours moralisateurs des autres.
Charles Dodgson et Kematia nous apparaissent donc comme des victimes de leurs sociétés respectives : lui, condamné sans preuves par une société où il n'a jamais pu trouver sa place (Noirez évite de se prononcer sur la véracité des penchants pédophiles de son héros, là n'est pas son propos), elle, morte à cause d'une vieille tradition inhumaine. Leurs pérégrinations surréalistes les amèneront à se libérer enfin du carcan des conventions sociales qu'ils ont subi toute leur vie.
Mais, bien évidemment, c'est le côté ludique et inventif du roman qui lui donne tout son sel. Noirez fait évoluer dans des décors sans cesse changeants une galerie de personnages mémorables, même lorsqu'ils ne font qu'une brève apparition. Mention spéciale au vilain de service, Jab Renwick, né de l'accouplement d'un tueur en série et de la cellule où il a fini ses jours, et dont chaque apparition est un régal.
Mélange de douce folie et de vraie tragédie, à la fois roman d'aventures débridé et conte initiatique, Leçons du monde fluctuant est un livre envoûtant, où tout peut arriver, surtout le plus improbable, et où le lecteur est invité à laisser ses bagages à l'entrée et à se laisser porter par l'imagination foisonnante et l'écriture goguenarde de Jérôme Noirez.