« Ici la nature animale et vivante même pourrait sembler fantaisiste dans ses productions. Nous avions déjà rencontré quelques animaux assez singuliers sur notre chemin : mais, ayant voulu poursuivre un quadrupède d'une fourrure blanche et serrée, à notre grande surprise, il nous sembla que cet animal augmentait en grosseur à mesure qu'il fuyait devant nous [...]. Nous accélérons notre course pour tâcher de nous emparer de ce singulier phénomène, mais, au moment où nous allions le saisir, nous le vîmes s'élever dans les airs, d'abord péniblement, ensuite avec rapidité, sans que pour cela il agitât autre chose que sa queue, dont il paraissait se servir comme de gouvernail. Il disparut, emporté par une rafale de vent... »
Écrit au milieu du XIXe siècle, Star ou Ψ de Cassiopée est l'un des premiers textes de fiction à conjecturer l'existence d'une race extraterrestre hors de notre système solaire. Livre total, ce roman exprime l'ailleurs, non seulement en élaborant tout un univers littéralement autre, mais aussi en multipliant les genres, les tentatives littéraires et poétiques.
Charlemagne Ischir Defontenay, décédé à 31 ans en 1850, n'a pu écrire qu'un seul roman. Unique, absolue et esthétisante, son œuvre sombra rapidement dans l'oubli. En 1950, Raymond Queneau exhumait ce texte d'un « génie méconnu » qu'il considérait comme « un authentique précurseur de la science-fiction et de Michaux ».
Terra Incognita a pour vocation de redonner vie
à des oeuvres oubliées — perdues dans des bibliothèques
Suffit-il que soient présents des vaisseaux, des planètes et des races extra-terrestres pour parler de Space Opera ? La question est particulièrement pertinente pour Star ou Psi de Cassiopée, lequel est qualifié même sur la quatrième de couverture de premier de cordée du genre. Une question surprenante si l'on considère que ce texte a été écrit en 1854, et pourtant légitime tant l'ouvrage est inclassable par sa forme aussi bien que par son propos.
Inclassable, Star... l'est d'abord parce que, malgré quelques passages écrits d'un ton docte et professoral, le récit donne vraiment l'impression quand l'action se développe de s'éloigner du conte philosophique. Ce genre, développé un siècle plus tôt, est pourtant celui dans lequel on songerait de prime abord à classer le roman. Mais l'imagination déployée y est si riche et originale que les images qu'il donne à voir sont plus proches des mondes graphiques de René Laloux que de l'Utopia de Thomas More.
Inclassable, ce roman l'est aussi par son incroyable inventivité, laquelle déborde dans sa forme. Parties versifiées, prose et pièces de théâtre alternent pour fournir une description cosmologique qui se présente comme sérieuse, une histoire naturelle, une histoire des civilisations, et les aventures de plusieurs protagonistes tout au long de plusieurs siècles. Le tout ponctué par quelques chapitres moralisateurs, donc, et une philosophie toute imprégnée de l'esprit de lumières et de la révolution. Car bien sûr il ne faut jamais perdre de vue la culture du siècle : la hiérarchie entre les races décrites y est omniprésente et l'Homme y est déifié dans une approche toute Nietzschéenne. Mais l'auteur fait montre d'une face plus humaniste bien de son époque dans son apologie des sciences et des arts, et même d'une grande modernité dans son appel à la limitation de la propriété pour un partage égal des terres de la planète, ou dans sa réflexion sur le rôle avilissant de la religion.
Cette modernité trouve sa limite dans certaines caractéristiques de l'histoire quand on l'observe d'un point de vue moderne. Ainsi, si l'auteur invente avec les Abares des vaisseaux dont la technologie préfigure la cavorite de H. G. Wells, il s'en désintéresse presque totalement, obnubilé qu'il est par l'importance du développement des arts et de l'Homme. Et de fait, si l'on pourrait oser prétendre trouver là certaines des prémisses lointaines du merveilleux scientifique, le récit est peut-être encore davantage un conte qu'un roman d'aventure. En somme, l'intention de l'auteur semble aller dans le sens du premier quand le fond tend vers le second.
Alors, s'il faut tenter d'apporter une réponse à la question posée dans l'incipit, oui, on peut sans doute oser le terme de Space Opera pour qualifier Star ou Psi de Cassiopée tant le récit est baroque et généreux. Si l'introduction peut sembler un peu molle et peu fluide à la lecture, le fourmillement d'idées et l'aventure prennent ensuite le pas de cette histoire à cheval entre deux genres, et jusque dans les poèmes conclusifs, où l'un souligne la fantaisie et le plaisir de la création quand l'autre revient sur la nécessité pour l'humanité de s'accomplir dans les astres ; une humanité qui ne peut mourir, mais qui détruit les ressources et les paysages qui l'entourent. Existe-t-il une tension plus actuelle que celle-ci ?