GALLIMARD
(Paris, France), coll. Folio SF n° 333 Date de parution : 26 février 2009 Dépôt légal : février 2009, Achevé d'imprimer : 9 février 2009 Réédition Roman, 800 pages, catégorie / prix : F15 ISBN : 978-2-07-035740-6 Format : 10,8 x 17,8 cm Genre : Fantasy
« Écoutez ! Allander Ap'Callaghan est mort ! Le rassembleur des clans a rejoint les brumes dont on ne revient pas ! Il n'est resté qu'un seul héritier pour toutes ses conquêtes, son frère Eylir, caché dès le plus jeune âge par sa mère dans le palais des Atlans. Mais on ne peut grandir dans l'ombre d'un géant sans être soi-même poussé un jour sur les chemins de gloire. Voici l'histoire d'Eylir Ap'Callaghan, aventurier, bandit, soldat de fortune, mendiant et roi. Voici l'histoire de l'homme qui a posé sur sa tête la couronne du Roi des Rois, a atteint le bord du monde et a réussi à faire trembler l'orgueilleuse Atlantys. Voici le portrait de l'homme qui a osé réclamer pour lui le royaume blessé. »
Fresque guerrière, quête aux accents picaresques, sincère hommage aux maîtres fondateurs de l'épopée fantastique — Robert E. Howard, Fritz Leiber et J.R.R. Tolkien -, Le royaume blessé nous ouvre les portes d'un univers sensuel et dangereux, un monde écartelé entre Moyen Âge barbare et Renaissance fantasmée.
Né en 1975, Laurent Kloetzer a débuté une prometteuse carrière littéraire avec Mémoire vagabonde (prix Julia Verlanger 1998), puis La voie du cygne. Ont suivi Réminiscences 2012, première incursion de l'auteur dans la science-fiction et, dernier en date, Le royaume blessé, œuvre monumentale qui place définitivement l'auteur parmi les grands de la fantasy contemporaine.
Ce livre marque le grand retour de Laurent Kloetzer, après cinq ans d'absence, lui qui avait beaucoup marqué les esprits avec ses deux premiers romans, Mémoire vagabonde et La voie du cygne, et à un moindre niveau avec son recueil de nouvelles SF, Réminiscences 2012. Projet ambitieux, Le Royaume blessé l'est assurément : livrer un roman de fantasy hommage aux maîtres du genre, Tolkien, Leiber et Howard (qui interviennent tous par le biais de personnages secondaires portant leur second prénom ou nom, soit Reuel, Reuter et Ervin), auteurs que Kloetzer apprécie visiblement beaucoup. Imposant aussi par sa taille, puisque ce livre dépasse les sept cents pages. Il n'en fallait pas moins pour narrer la destinée épique d'un personnage hors du commun, Eylir Ap'Callaghan, un chef Kelte, celui qui accéda au statut de Roi des Rois, et s'est opposé à Atlantis, avant de chuter pour devenir mendiant et bandit de fortune.
L'originalité de la narration tient au fait que tout est rapporté par un personnage sans nom, qui commence son enquête en rencontrant un barde ayant connu les Ap'Callaghan. Dès lors, son périple suivra celui d'Eylir, puisqu'il reconstitue peu à peu la trajectoire de celui-ci et rencontre tous ceux qui l'ont connu. Ce qui ne devait être à la base qu'une simple enquête se transforme en course-poursuite, au cours de laquelle ce « détective » trouve une vraie justification à son existence, voire une identité. Et qui sait, un jour peut-être, son chemin croisera-t-il celui de l'homme qu'à plusieurs reprises il avait cru mort... Cette narration en creux est intéressante, parce qu'elle permet d'alterner passages à la première personne de ceux qui ont croisé Eylir — tour à tour dithyrambiques, indifférents ou aigris — et le compte-rendu plus circonstancié de l'enquêteur tenu à la rigueur puisqu'il travaille pour une commanditaire, mais qui s'enflamme néanmoins parfois aux exploits d'Ap'Callaghan. Ce côté kaléidoscopique, s'il est intéressant, est néanmoins parfois un peu déstabilisant ; il faut alors s'accrocher pour rester concentré sur cette destinée haute en couleurs.
L'histoire d'Eylir est en elle-même assez banale pour un roman de fantasy : on pense notamment à Conan pour le destin contrasté roi / soldat de fortune. Mais l'auteur le dit assez fort : il s'agit d'un vibrant hommage aux lectures ayant bercé sa vie, aussi reste-t-il dans les canons du genre définis par ces auteurs. C'est un petit motif de déception : La voie du cygne, en son temps, avait montré que Kloetzer est capable de traiter les clichés du genre en leur insufflant une seconde vie salutaire. Ici, si la vitalité est intacte, on sent l'auteur trop respectueux des grands anciens pour vraiment livrer une oeuvre personnelle. Reste néanmoins un grand roman, ciselé avec beaucoup de grâce — par ce très beau styliste qu'est Laurent Kloetzer — et qui vous fera connaître un nouveau personnage inoubliable comme la fantasy en a le secret : Eylir Ap'Callaghan.
On avance dans cette énorme geste d'heroic-fantasy comme dans l'aube de la narration ; une aube longue et parfaite, contenant toutes les couleurs de la nuit qui précède et du jour qui suivra : à la fois épique, théâtrale, précieuse, brutale, philosophique, fantastique ; mêlant les scènes d'actions, les dialogues enlevés, les récits dans le récit, les mises en abyme et trompe-l'œil, les descriptions précises de tueries et de passions. Un kaléidoscope de mots, de situations et de sensations, tantôt très doux, d'un lyrisme sec, et tantôt d'une violence extrême — souvent ambiguë. C'est un texte écrit avec le recul de quelques années de réflexion sur le genre, une tentative pour sublimer l'héritage des glorieux anciens (Tolkien peut-être, Leiber sans doute, Howard évidemment). Fantasy ? Pas vraiment. On n'y trouve aucune magie, point de dragon ni de quête ni d'anneau : mais une Antiquité et un Moyen-Âge réinventés, subtilement décalés (on reconnaît en filigrane le Saint Empire romain germanique, les clans celtes, l'épopée d'Alexandre...), un héros barbare, des conquêtes et des échecs, une inquiétante étrangeté, quelques fantômes. La filiation est donc évidente. Comme un Guy Gavriel Kay, Laurent Kloetzer flirte avec l'épopée, avec le roman picaresque ou historique, à la marge.
L'histoire, comme de juste, commence dans une taverne, à Koronia, colonie de l'empire Atlan. Un jeune homme assiste aux représentations de Kyle, le conteur errant, dont les récits échauffent un parterre en mal de héros et de rébellions. C'est que Koronia est une ville prise sur les territoires Keltes, et Kyle raconte l'histoire du plus fameux d'entre eux, Allander Ap'Callaghan, le rassembleur des clans, le Roi Rouge conquérant du monde. Mais Allander est mort et raviver son souvenir n'est pas au goût des autorités, si bien que Kyle est arrêté pour trouble de l'ordre public, laissant son auditeur privilégié avec une question en suspens : qu'est devenu Eylir, le cadet d'Allander ? Car, comme le dit le quatrième de couverture, on ne grandit pas dans l'ombre d'un géant sans être soi-même un jour poussé sur les chemins de l'aventure... Parce que cette destinée tourne pour lui à l'obsession, parce qu'un obscur désir le pousse à la restituer, le jeune homme va devenir le chroniqueur d'Eylir. Mais les règles du jeu sont biaisées : longtemps Eylir se dérobe, ce n'est que par des on-dit, des racontars, des témoignages de seconde main que le chroniqueur peut reconstituer, séquence après séquence, l'œuvre de sang et d'encre qu'est la vie du héros.
Donc, chacun de leur côté, le chroniqueur et le héros avancent dans l'inconnu, au milieu des ombres du passé, du futur : le premier à la recherche d'indices sur l'autre, et l'autre du destin glorieux qui lui a été promis — achever l'entreprise d'Allander, réunir ceux qui ont été séparés. A chacun sa trajectoire, ses épreuves de souffrance. Trajectoires qui se croisent, épreuves qui les mènent partout dans le haut royaume Kelte et au-delà : de Koronia aux sauvages terres pictes, des douceurs de Nymir à l'antique Harmorée, de la pierre de Fâll à la vallée des rois — où Eylir et son héritage seront confrontés — jusqu'au cœur de l'empire Atlan, en passant par les limbes où les morts rêvent et attendent... Tout un monde se révèle sous les pas d'Eylir Ap'Callaghan, tour à tour mercenaire, chef de guerre, bandit, mendiant ou roi. Amours et larmes. Grandeur, gloire et puis néant. De rêves en échecs, au bout des douleurs et des blessures, Eylir trouvera enfin son royaume parfait : un royaume blessé pour un roi blessé.
Si le roman vaut par son souffle épique, par la qualité de péripéties qui recyclent avec maestria les poncifs de l'heroic-fantasy, sa grande force, sa richesse tient avant tout aux personnages : des seconds rôles bien troussés, Eylir, bien sûr et sa grande ombre Allander, mais surtout, surtout, le chroniqueur — dont Kloetzer nous taira le nom presque jusqu'au bout.
C'est par le chroniqueur en effet que le roman s'ouvre à une dimension imprévue. Son credo : « J'ai plus voyagé en rêve qu'en vérité. Je veux trouver pour quoi vivre et pour quoi mourir, je voudrais comprendre pourquoi les autres vivent et meurent. J'aime qu'on me raconte des histoires et j'aime en raconter. » Et il nous raconte la sienne. S'emparant d'une figure un peu légendaire, d'un tourbillon, d'une action en marche, il en a exploré les diverses facettes avec tout son corps et toute son âme ; il a suivi le courant d'une aventure, il y a participé, il s'y est trouvé compromis, impliqué. Il a été meurtri, il a été passionné, il a souffert et vécu chaque instant l'histoire qu'il voulait écrire. Son enquête, l'écriture de ce récit dans le récit, basé sur des faits advenus et les témoignages des protagonistes de l'épopée, semble donc procéder d'une feinte. « Je leur ai tout jeté à la face, pour qu'ils s'abaissent devant ces choses qui les dépassaient. Je leur ai raconté mon Eylir. Celui-là, il m'appartenait, il était à moi. Mon Eylir. »
C'est que le rapport d'élection entre le périple d'Eylir et le chroniqueur se complique dès lors que celui-ci rencontre son héros, se met à le jalouser, à le détester, à le trahir, se sent attiré par lui (sexuellement ?), se voit aussi comme une sorte d'alter ego déchu : « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent [...] Il est ma part de rêve, mes lambeaux d'autre monde, ma certitude qu'il existe des ciels si bleus qu'ils blessent les yeux et des amours qui valent de mourir pour eux [...]. J'ai encore besoin de lui. Même maintenant, alors que toute cette histoire est terminée. C'est lui qui m'a forgé. »
Le fonctionnaire mondain alterne avec l'enfant aux chairs et aux émotions mutilées, le brillant phraseur dissimule un conteur grossier et ivrogne, l'ami désintéressé et l'artiste prêt à tout pour satisfaire son obsession échangent quotidiennement leurs masques et jouent sur une même scène aux éclairages trompeurs les rires et larmes de la sincérité. De paliers en paliers, on s'enfonce avec lui en eaux troubles, jusqu'aux fonds boueux ultimes dont on ne revient pas. A la fin, lorsqu'il soulève le masque du Maître — cette étrange ombre suiveuse abattue par la lame d'Eylir — ce n'est peut-être pas le visage d'Allander qu'il voit mais lui-même, représenté et aboli en monstre manigançant à coup de visions et de ruses un récit qui semble, à son tour, une défiguration de tous les principes romanesques. Si le roi ne peut mentir, si la parole du héros modèle le monde, le chroniqueur, lui, ment sans cesse pour extirper le vrai, à moins que le mensonge soit partie prenante d'une vérité immanente que seule la parole de l'écrivain aurait le don de révéler. Qui donc, du héros ou du chroniqueur, modèle le monde, alors ? A ce dernier, Lyciane, la femme d'Eylir, dit : « Eloigne-toi de mon mari. Fuis-le le plus possible. C'est parce qu'il y a des gens comme toi, pour croire qu'il est plus qu'un homme, qu'il se comporte comme s'il était plus qu'un homme. »Pas du tout, répond le chroniqueur, à moitié sûr de son fait, je ne pense pas qu'Eylir soit plus qu'un homme. Mais nous, nous savons qu'un rêve a conditionné l'épopée depuis le début ! « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent. »
Le roman de Kloetzer évidemment procède, lui aussi, d'une feinte : le dénouement du texte, les péripéties, le point final suspendu à la mort d'Eylir (à laquelle le chroniqueur assiste), nous connaissons tout cela, nous avons déjà lu tout cela, ailleurs... et Kloetzer n'essaie jamais de placer des coups de théâtre là où tout est déjà joué : la chronologie des événements, l'obsession du chroniqueur, moitié dévoré par les ténèbres de cette épopée, moitié vampirisant la cervelle d'Eylir en lui promettant la vie éternelle dans les pages d'une Odyssée qu'il ne lira jamais. L'art est ici à double fond, naissant d'un rapport constant à la solitude et d'une tension fantastique, verticale, entre la crapulerie constitutive (qui tire vers le trou, et la tombe) et une injonction morale supérieure (qui aspire vers le ciel, et la gloire). Kafka disait en substance qu'écrire, c'était faire un bond hors du rang des menteurs et des assassins. Ce roman montre avec une belle acuité les points d'appui, les déséquilibres et la périlleuse voltige de ce bond rédempteur.
S'il faut conclure,disonssimplement que Le Royaume blessé est une claque monumentale, la meilleure illustration qu'un genre décrié peut aussi accoucher d'une œuvre exigeante et de qualité. C'est simple : en français, dans le domaine, on n'a jamais rien lu de mieux ; on n'a pas lu grand-chose de mieux non plus parmi ses inspirateurs anglo-saxons, dont Kloetzer a su capter l'essence et qu'il a donc renouvelé magistralement. Un récit en manière d'hommage, mais encore l'aboutissement d'une histoire vieille d'un siècle, si on considère que l'heroic-fantasy est né avec Robert E. Howard. Souhaitons maintenant que le pari insensé de l'éditeur (750 pages de fantasy sans sorcier ni grand méchant, c'en est un) soit suivi par les lecteurs, pour offrir à ce roman la postérité qu'il mérite.
Sam LERMITE Première parution : 1/10/2006 dans Bifrost 44 Mise en ligne le : 24/5/2008