Au cours de l'été 1816 à la villa Diodati, au bord du Léman, Mary Shelley n'est pas la seule à engendrer une créature de papier monstrueuse. Le médecin de Lord Byron, Polidori, qui participe également au concours d'histoires macabres organisé par son employeur, fait entrer le vampire en littérature. Le Vampire est un texte fondateur qui apporte l'impulsion décisive permettant au genre gothique de donner naissance à l'une de ses modalités les plus spectaculaires : la littérature vampirique. Avant Polidori, le vampire était un vuIgaire revenant cantonné à la tradition folklorique et aux récits légendaires. En faisant de lui un personnage éminemment byronien – aristocratique, désenchanté, séduisant ténébreux –, il invente une figure canonique qui continue d'essaimer aujourd'hui.
Depuis le début du XIXe siècle, la littérature britannique palpitait au rythme de pulsions sanguinaires. Avec la relation ambiguë mais cruellement prédatrice qui unit la très destructrice Géraldine à l'héroïne éponyme de Christabel (1797 et 1800), Coleridge a préparé les sensibilités à une mise en discours explicite de la morsure infligée par un revenant. Robert Southey, dans un épisode de Thalaba (1801), puis Byron, à la faveur d'un passage du Giaour (1813), ont l'un et l'autre franchi un pas symbolique crucial en utilisant non seulement le concept mais le terme de «vampire». Christabel fait l'ouverture de ce volume, où l'on trouvera en appendice des extraits des deux poèmes séminaux de Southey et Byron.
Un autre jalon est posé par Sheridan Le Fanu et Carmilla (1872). Ouvertement saphique, cette nouvelle met en scène un vampire femelle qui envoûte sa proie. La séduction est, littéralement, effrayante, et la prédation létale fait écho aux pulsions sexuelles refoulées de la victime. Un autre écrivain irlandais, Bram Stoker, saura s'en souvenir vingt-cinq ans plus tard. On ne présente plus sa création, le comte Dracula, ce grand saigneur. Reste que les adaptations cinématographiques se sont par trop éloignées de l'œuvre originelle, et qu'il est bon de revenir au texte de Stoker pour saisir tout ce que son roman a de subversif. Dans Dracula (1897), projection des ténèbres de notre propre nature, la vie et la mort tissent un entrelacs lugubre, et la répulsion et le désir s'entremêlent. Quelques mois plus tard, Florence Marryat publie Le Sang du vampire et propose une variante féminine et insolite du mythe. Née sous le coup d'une malédiction héréditaire, Harriet Brandt, métisse originaire des AntiIles, est douée d'une propension fatale à faire du mal à ceux dont elle s'entiche, et c'est avec gourmandise qu'elle apprécie ses semblables. Autour d'elle, les êtres qui succombent à son charme exotique finissent par succomber tout court, tant ses cajoleries ou ses étreintes épuisent leur vitalité et se révèlent mortelles. Par un glissement sémantique, la jeune fille innocente en mal d'affection vampirise ses proches, et pour ce faire n'a même pas besoin de faire couler le sang.
1 - Alain MORVAN, Introduction, pages IX à LXXI, introduction 2 - Alain MORVAN, Chronologie, pages LXXIII à LXXXIV, notes 3 - Alain MORVAN, Note sur la présente édition, pages LXXXV à LXXXVIII, notes 4 - Samuel Taylor COLERIDGE, Christabel (Christabel, 1816), pages 1 à 23, poésie, trad. Alain MORVAN 5 - John William POLIDORI, Le Vampire (The Vampyre, 1819), pages 25 à 60, nouvelle, trad. Alain MORVAN 6 - Lord BYRON, Fragment (A Fragment, 1819), pages 61 à 69, nouvelle, trad. Alain MORVAN 7 - Joseph Sheridan LE FANU, Carmilla (Carmilla, 1872), pages 71 à 162, roman, trad. Alain MORVAN 8 - Bram STOKER, Dracula (Dracula, 1897), pages 163 à 644, roman, trad. Alain MORVAN 9 - Bram STOKER, L'Invité de Dracula (Dracula's Guest, 1897), pages 645 à 662, nouvelle, trad. Alain MORVAN 10 - Florence MARRYAT, Le Sang du Vampire (The Blood of the Vampire, 1897), pages 663 à 928, roman, trad. Alain MORVAN 11 - Robert SOUTHEY, Thalaba le destructeur (extrait) (Thalaba the Destroyer, 1801), pages 931 à 940, poésie, trad. Alain MORVAN 12 - Lord BYRON, Giaour (extrait) (The Giaour : A Fragment of a Turkish Tale, 1813), pages 941 à 945, extrait de nouvelle, trad. Alain MORVAN 13 - Alain MORVAN, Notices et Notes, pages 947 à 1067, notes
« Les vampires entrent au panthéon (littéraire) ! » Tel aurait pu être le slogan soufflé par quelque démon potache à la vénérable « Pléiade » pour accompagner la parution de ce formidable Dracula et autres écrits vampiriques. Un volume qui couche sur papier bible aussi bien le démon de Bram Stoker que ceux de John William Polidori (Le Vampire, 1819), de Joseph Sheridan Le Fanu (Carmilla, 1872) et de Florence Marryat (Le Sang du vampire, 1897). Quatre romans auxquels s’ajoutent quelques déclinaisons poétiques du vampire : Thalaba le destructeur(1801) de Robert Southey, Le Giaour(1813) de Lord Byron, et Christabel(1816) de Samuel Tayor Coleridge. « Pléiade » oblige, l’anthologie s’appuie sur un très bel appareil critique établi par l’universitaire Alain Morvan, par ailleurs traducteur rigoureux et inspiré de la totalité des textes. L’ensemble ainsi formé s’impose comme une somme passionnante. Dracula et autres écrits vampiriques permet en effet d’embrasser les caractéristiques essentielles de la mythologie du vampire s’élaborant au xixe siècle, tout en en éclairant les raisons de sa pérennité.
Affirmant que comme le roman gothique dont elle découle, la fiction vampirique privilégie « le dépaysement géographique », Alain Morvan souligne le caractère foncièrement nomade du genre. Le voyage constitue en effet le cadre récurrent de la rencontre entre les vampires et leurs victimes. Un périple qui se révèle cependant plus fondamentalement psychique que topographique. À l’instar de Jonathan Harker n’envisageant pas les Carpates comme une contrée mais comme « le centre de quelque maelström de l’imagination » (Dracula), c’est au bout de l’imaginaire que voyagent les protagonistes du genre vampirique… ou plutôt au bout de l’inconscient. « Ce n’est […] pas une simple coïncidence si Freud est le contemporain de Stoker, de Florence Marryat et qu’il est adolescent lorsque Le Fanu publie Carmilla », avance encore Alain Morvan. Contemporaine de la genèse de la psychanalyse, la littérature vampirique ne cesse en effet de mobiliser des motifs présents chez Freud. Qu’il s’agisse de symptômes névrotiques comme le somnambulisme affectant les héroïnes de Carmilla ou de Dracula, et auquel Polidori consacra sa thèse de médecine. Ou bien qu’il s’agisse du rêve, cette voie royale d’accès aux secrets de l’inconscient selon Freud. Composante clef de la littérature vampirique, l’onirisme occupe, entre autres exemples, une place centrale dans Carmilla, où « il révèle les dérapages inquiétants de l’inconscient » (Alain Morvan).
Ainsi plongés au tréfonds de leur psyché, les personnages y découvrent un refoulé revêtant les traits du vampire. Les désirs mis à jour peuvent être d’ordre sexuel : l’homosexualité dans Christabel, Le Vampire et Carmilla, l’adultère dans Draculaet Le Sang du Vampire. Certainement érotiques, les vampires sont encore des créatures politiques et économiques. D’extraction aristocratique ou bourgeoise, les vampires révèlent la dimension prédatrice de l’exercice du pouvoir. Autant de pistes de lecture que propose Alain Morvan en puisant dans un corpus critique très contemporain, mêlant études queer, de genre ou post-coloniales.
Dracula et autres écrits vampiriquesdessine ainsi avec brio l’idée que le xixe siècle a engendré le démon moderne par excellence. Celui du Malaise dans la civilisation, comme dirait un certain Freud…
P.S. : Hasard éditorial (?), Aux Forges de Vulcain réédite sa propre traduction du Vampire de Polidori, par Arnaud Guillemette. Correcte, elle est accompagnée du Comte Ruthwen ou les Vampires(1820) de Cyprien Bérard qui, se voulant une suite au Vampire, est un texte poussif à réserver aux seuls vampirophiles complétistes…
Pierre CHARREL Première parution : 1/7/2019 Bifrost 95 Mise en ligne le : 15/10/2023