Depuis qu’elle s’est attachée à continuer l’œuvre de son mari, Nathalie Charles Henneberg a révélé un élan, un style et un pouvoir visionnaire qui font d’elle un des plus originaux et des plus attachants auteurs de science-fiction écrivant en français. Il serait loisible de chercher comment cette sensibilité féminine distingue les romans signés N. Ch. Henneberg de ceux écrits par Ch. Henneberg : on trouverait peut-être un caractère plus diffus aux circonstances de l’action, ainsi qu’une réceptivité plus prononcée à l’égard des perceptions sensorielles. Mais il importe surtout de souligner, à propos de ce Sang des astres, l’éclatante confirmation de la personnalisé de l’auteur, et l’originalité avec laquelle est traité un thème essentiellement simple et classique.
Réduit à son expression la plus élémentaire, ce thème est constitué par l’apparition d’un être dont la présence dérange l’ordre établi dans un coin de l’univers, puis par sa mise hors d’état de nuire. Quoi de plus simple ? Il y a là un sujet classique de space opera et, si l’on veut, c’est bien ce qu’a écrit Nathalie Charles Henneberg. Mais quel space opera ! Le thème en est transfiguré par la somptuosité du traitement, et par les résonances temporelles et spatiales dont il se trouve enrichi.
« Sur la Terre, on crut d’abord qu’il s’agissait d’une comète. » Ainsi commence le roman, et, dès le premier chapitre, un mystérieux envoyé du Conseil Suprême des Astres révèle aux Terriens abasourdis que ce qu’ils prennent pour une comète est en réalité une fuite d’Élément Pur. Ce qui apparaît dans le ciel terrestre, par le jeu des Quatrième et Cinquième Dimensions, comme un astre de flamme est en réalité une Salamandre, un esprit féminin du Feu, qui sème le désordre sur une planète lointaine. Celle-ci est une réplique de la Terre. Elle a été baptisée Anti-Sol IV, mais elle possède une géographie qui est celle de notre planète, et son histoire s’est développée parallèlement à la nôtre jusqu’au moment où s’ouvre le récit : la Terre est en l’année 2700 ; Anti-Sol IV en est au XIIIe siècle de ce qui n’est pas l’ère de la Croix, mais l’ère du Tau.
Gilbert Deste, l’astronaute terrien qui découvre Anti-Sol IV. provoque l’intrusion de la Salamandre dans la vie de ce monde. Matérialisée sous l’apparence d’une jeune fille terrienne, « la peau lisse et douce comme la fleur du pêcher, et d’un rose doré », et baptisée Esclarmonde, celle-ci jettera le trouble dans bien des cœurs, et bouleversera l’histoire d’Anti-Sol IV. Avant son arrivée, cette planète suivait une destinée analogue à celle que la Terre avait connue quinze cents ans auparavant. Les noms des contrées et des villes rappelaient ceux de leurs homologues terrestres : il y a une Thérance au lieu de la France, une Jérouchalaïm, une Baodad, et ces États latins du Levant dont Gilbert Deste contribuera à transformer la destinée.
On retrouve donc, dans ce Sang des astres, un des thèmes chers à Nathalie Charles Henneberg – thème qui avait été cher, également, à son mari : celui de la répétition de l’histoire, répétition à laquelle se superpose l’intervention d’êtres venus d’une autre partie de l’univers. Ici, l’éloignement dans l’espace – Anti-Sol IV se situe dans la Nébuleuse d’Andromède – remplace le pur voyage temporel de l’inoubliable Pêcheurs de lune. Dans ce récit, Hugues Page, pilote d’essai de l’an 2500, devenait Aménothès 1er, pharaon de la dix-huitième dynastie. Au cours, de l’action de ce Sang des astres, Conrad Montferrat, expert en galaxies périphériques, prend la place de son homonyme terrien, roi élu de Jérusalem, et détache l’histoire d’Anti-Sol IV de celle de la Terre en gagnant contre les Arabes la bataille de Tybérias.
Cette victoire, Conrad Montferrat la remporte parce que l’amour d’Esclarmonde l’anime. Avec lui, un autre des thèmes favoris de l’auteur s’impose à l’attention : celui des êtres qui étaient, à travers les temps et les espaces, faits l’un pour l’autre. Gilbert Deste a aimé Esclarmonde, et elle a paru l’aimer. Mais l’arrivée de Montferrat, venu de la Terre tout comme Deste, oblige la Salamandre à regarder en elle-même. Montferrat, dès qu’il est en face d’elle, sait ce qu’il vient de trouver (p. 192) :
— « Il y a des rencontres prédestinées. Au tournoi du Sion, vous êtes entrée en moi comme une flèche, mais je vous cherchais depuis toujours. J’allais vers vous à chaque raid, à chaque abîme visité… je relevais votre trace sur toutes les planètes mortes…»
À ce tournoi du Sion, Montferrat a vaincu Gilbert Deste. Plus que celui-ci, il représente le héros, celui qui façonne les destinées d’un monde. Mais il est moins attachant que Deste – ce d’Este dont la famille fut illustre, mais qui n’a pas laissé lui-même de trace dans l’histoire de notre Terre. Conrad Montferrat a un don d’infaillibilité qui fait de lui un indifférent et presque un égoïste. Cet égoïsme ne serait-il pas une caractéristique des êtres véritablement exceptionnels, des sur-humains ? Esclarmonde le possède aussi, et on en trouve des traces jusque chez le personnage qui, beaucoup plus que Conrad Montferrat, est le véritable meneur de jeu.
Avant d’en venir à ce dernier, il y a lieu de souligner la position particulière qui est celle de Gilbert Deste. Il est le véritable protagoniste de l’histoire, et il a manifestement la sympathie de l’auteur. Au-dessus des simples humains – dont le groupe comprend des êtres aussi dissemblables que l’amorphe Guy de Lusignan, roi de Jérouchalaim. et le volontaire Hugues de Montferrat, Grand Maître du Temple – Gilbert Deste est le descendant des héros de l’antiquité, impétueux et passionné. Il possède un peu de l’égoïsme des surhumains : n’a-t-il pas gardé « pour lui » sa découverte d’Anti-Sol IV, au lieu de signaler l’existence de cette planète à ses supérieurs ? Mais, contrairement à eux, il ne se sent pas capable de guider le cours de l’histoire. Il sent, alors que Conrad Montferrat peut. C’est pourquoi Deste succombera, alors que Montferrat réussira à trouver le bonheur auprès d’Esclarmonde. Comme un héros mythologique, Deste paie sa témérité de sa vie.
Il y a, tout au long de l’action, un meneur de jeu, un personnage qui, beaucoup plus parfaitement que Montferrat, dirige l’histoire. Ce n’est pas Isaac Ahasvérus Laquédem, le Juif Errant, dont le chemin croise celui de Gilbert Deste, et dont la connaissance de la cabbale provoque la première apparition d’Esclarmonde. Laquédem n’est, en fin de compte, qu’un instrument du hasard, dont fait usage Dom Mercurius de Famagouste.
Rien de moins impressionnant que l’entrée en scène de Dom Mercurius. En retournant un soir à Jérouchalaim, le Juif Errant heurte un petit pèlerin, qui se dirige vers le Temple. Mais l’importance de Dom Mercurius se révèle rapidement. La Société du Temple régit Anti-Sol, et Hugues de Montferrat en est le redoutable Grand Maître. Or, Hugues de Montferrat, « lentement, comme ayant perdu l’habitude », s’agenouille devant Dom Mercurius dès qu’il le voit. La suite de l’action montre l’envergure de cet étrange évêque. Là où Gilbert Deste sent, là où Conrad Montferrat peut, Dom Mercurius sait, et il agit en fonction de ce savoir. Il est là pour détourner la colère du roi lorsqu’elle menace Deste, il guide Conrad Montferrat à la recherche d’Esclarmonde, il est là lorsque des conspirateurs tiennent une réunion dans la crypte de la mosquée des Abbassides, et c’est lui qui mène le tribunal jugeant Esclarmonde. Bien entendu, il est beaucoup plus que ce que son apparence révèle.
Même s’il n’y avait pas cette transfiguration passagère à laquelle assiste (p. 90) Hugues de Montferrat (« un instant, parmi les boucles blanches, mousseuses, scintilla un visage séduisant ; des ailes palpitèrent sur la bure ; au-dessus d’un front noble une étoile brilla…»), on reconnaîtrait en lui Ariel, le génie de l’Air. Sous cet aspect, il vient tenter une dernière démarche auprès d’Esclarmonde. Mais il est aussi Pi-Hermès, le mystérieux envoyé du Conseil Suprême des Astres, qui apparaît au commencement du roman, et il devient à sa conclusion, Marc Hermenstein, le nouvel adjoint du Grand Maître de l’Espace. Mais ces noms de Pi-Hermès, de Mercurius, d’Hermenstein, ne suggèrent-ils pas qu’il est aussi l’Hermès Trismégiste, maître fabuleux des magiciens d’antan ? On retrouve là le goût de l’auteur pour les vastes communications secrètes, qui unissent le passé et l’avenir à travers l’immensité de l’espace.
Pourtant, Mercurius – ou Ariel, puisque tel est l’aspect sous lequel il tente sa démarche auprès de la Salamandre – sera vaincu par Esclarmonde. Il ne parviendra pas à lui faire quitter cet univers où elle s’est matérialisée. Après l’avoir poursuivie et rejointe, il lui proposera en vain de reprendre sa nature première. Elle préférera rester femme, renoncer à ses pouvoirs d’Élément Pur, et partager l’existence de Conrad Montferrat. Mercurius aura du moins réussi à éliminer le danger qu’elle représentait pour cette planète et cet univers.
Ainsi, la légende et les univers parallèles, l’épopée et la magie, l’amour et le merveilleux pseudo-scientifique, s’unissent en ces pages. Le temps lui-même ne se plie-t-il pas aux exigences de ce sortilège ? L’astronef sur lequel Conrad et Esclarmonde quittent Anti-Sol IV n’est-il pas celui qu’utilisa Gilbert Deste ? Or, celui-ci constatait, quelques jours après son arrivée, que son vaisseau avait disparu. Le départ de Conrad précéda-t-il l’arrivée de Gilbert ? Cette torsion possible du temps ajoute encore à l’étrange charme de ce récit.
Et il y a, bien sûr, le style de Nathalie Charles Henneberg. Même si on ne recherche pas la véritable face de ses personnages, même si on ne dépasse pas, à la lecture, le niveau du space opéra, la couleur et la vivacité du récit stimulent l’imagination et l’emportent au cœur même de l’action. Il est difficile de définir les secrets de cet envoûtement, mais on peut y distinguer les ressources d’un vocabulaire étendu et somptueusement coloré – le plus riche, sans doute, que l’insolite de langue française ait connu depuis Jean Ray – et aussi l’appel à tous les sens du lecteur. Celui de l’odorat, inexistant chez tant d’écrivains, a ici une sensibilité qui contribue puissamment au dépaysement et à la vraisemblance tout à la fois. Qui n’a pas senti, avec Nathalie Charles Henneberg, la subtilité insinuante de la citronnelle, ou la densité du santal brûlé ?
Quant à l’impression d’ensemble, qu’il suffise de donner deux exemples de la sûreté et de la poésie des notations :
« Et le temps passait au rythme des sabliers et des clepsydres. Les hommes d’armes faisaient rôtir à la broche « les gazelles et des mouflons, sur des brasiers de sarments. La Terre avait aussi désappris cette odeur et ce goût de la chair où perle un sang rosé. Une servante brune, un rubis piqué dans l’aile palpitante de sa narine, ouvrait d’un coup de stylet une figue de Barbarie hérissée d’épines et offrait, à la fois, le fruit et son bras nu… » (p. 41)
« Dans la nuit dansante de khamsin, les fanfares éclataient, les tambourins battaient comme une fièvre et les flagellants s’acharnaient sur leur chair. « Chah Hussein ! Wah, Hussein ! » Le désert répondait, avec ses serpents et ses flûtes folles. Les lauriers-roses piétinés par les processions mêlaient leur odeur sucrée à la puanteur du fauve et de la charogne. Et c’était l’odeur de Baodad, celle même de cette planète folle... » (p. 186)
Si c’est au Moyen-Orient que Nathalie Charles Henneberg a placé l’action de son récit, c’est pour accentuer encore tout ce qui le rapproche des Mille et Une Nuits. Les motivations ont changé, et les formes de l’étrange ne sont plus les mêmes. Mais le cadre a conservé sa couleur, et l’appel adressé à la faculté d’émerveillement demeure vif, en ces pages. Il est difficile de ne point y répondre. L’art de l’auteur est essentiellement une merveille d’équilibre : le sujet, le décor, les mécanismes de l’action et le style du récit s’unissent pour faire de ce Sang des astres un roman mémorable parmi les œuvres de science-fiction française.
Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/2/1964 dans Fiction 123
Mise en ligne le : 30/12/2023