Tunc et Nunquam cernent en deux volets la chronique d'un échec. Moins celui de Félix Charlock, héros des deux romans, inventeur génial et malheureux, que celui de leur créateur, Lawrence Durrell, auteur doué et comblé jusqu'au jour où il entreprit d'écrire de la science-fiction.
Ce n'est sans doute pas l'exemple de Wells, de Heinlein, de Dick, de Ballard ou de Barjavel qui a décidé Durrell à se lancer dans cette aventure. Il est même probable qu'il n'apprécie pas tellement la catégorie dans laquelle je choisis de ranger ses deux derniers romans. J'espère qu'il n'ira pas jusqu'à m'attaquer en diffamation si cet article lui tombe sous les yeux. Mais il est dommage que Durrell n'ait pas pris la peine d'étudier la littérature contemporaine de science-fiction avec ses défauts et ses qualités. Son très réel talent lui aurait permis de la porter plus avant. Au lieu de quoi il est demeuré en-deçà du possible pour avoir voulu réinventer tout seul une problématique entière.
Il est cependant remarquable que le souci d'écrire un roman moderne, c'est-à-dire un roman dont le sujet soit le monde actuel, ait conduit Durrell à écrire deux romans de fantastique scientifique, alors que son propos avoué dans une brève postface est tout à fait différent et qu'il « tente simplement de lire dans les lignes de la culture » en faisant référence à Spengler. Le véritable héros de ce diptyque est peut-être la Société Merlin, un trust multiforme aux ambitions monopolistiques qui réduit ses agents — des humains — au dérisoire. Il a fallu, en face d'elle, pour prolonger ses pouvoirs et lui conférer une dimension mythologique, que l'écrivain campe deux projets faustiens qui tirent de la technologie leur crédibilité. C'est à peu près le schéma utilisé — sous une forme ou sous une autre — par des écrivains comme Farmer, Brunner, Spinrad, Delany et Zelazny dans leurs œuvres récentes. Tout se passe comme si la structure : économie monopolistique + dévalorisation de l'individu non détenteur de la puissance économique + utilisation de la science et de la technique à des projets qui relèvent du fantasme (structure qui me paraît caractéristique de la science-fiction récente et, lorsqu'elle est complète, de la science-fiction seulement) ressortait plus clairement, parfois presque caricaturalement, dans la dernière œuvre de Durrell que partout ailleurs. Quelle que soit l'idéologie de Durrell — et j'en dirai seulement que, pour ce qui en émerge, elle me paraît confuse — il est frappant qu'il en vienne à dire de façon criante à peu près les mêmes choses que des écrivains comme Dick, Disch et Frank Herbert en plus des précités, alors même qu'il ne les connaît sans doute pas, et qu'il soit à peu près le seul à les dire en dehors des écrivains de science-fiction, au moins dans le domaine du roman. Je ne m'émerveille pas trop qu'un écrivain soit obligé de venir à la science-fiction pour traiter enfin du monde moderne, mais je m'assure, en le voyant apporter involontairement cette confirmation, de ce que je pense depuis longtemps, à savoir que la science-fiction est la seule forme de littérature réellement moderne.
Malheureusement pour Lawrence Durrell, si l'essai a été tenté, i ! n'a pas été marqué, non que ses romans ne soient pas bons, mais parce qu'ils ne sont pas réellement modernes et qu'ils témoignent plus d'un effort pour atteindre quelque chose d'entrevu à partir du passé que d'une véritable appropriation de cette chose. Tune et Nunquam, hélas, auraient pu avoir été écrits en 1930 et avoir été à demi oubliés depuis.
Comme quelques autres romanciers contemporains soucieux de faire moderne, Durrell a parfois flirté avec la science. La conviction toutefois lui fait défaut, qui engendre les grandes passions et est sans doute nécessaire à la fécondation. Dans une postface au Quatuor d'Alexandrie, il suggérait déjà que la théorie de la relativité n'était pas étrangère à l'inspiration de son livre, au moins du point de vue de sa construction, il aspirait, disait-il, à démontrer le rôle de la position de l'observateur dans l'expression d'une réalité qui n'a pas d'objectivité et à révéler un univers romanesque en projetant sur lui les faisceaux de plusieurs subjectivités. Cette ambition, et cette référence ont le mérite de situer dans le temps la culture scientifique de Durrell : elle appartient au premier quart du siècle et elle est tout imprégnée de la terreur et de l'ivresse que suscita l'ébranlement des cadres métaphysiques de la conception de l'univers, au début de ce siècle. Il est intéressant de rapprocher cette référence de celle qui est faite implicitement par un écrivain plus moderne et sans doute mieux informé, Robbe-Grillet, à un état plus récent de la physique dans sa Maison de rendez-vous. Dans les deux cas, au reste, les relations entre idées scientifiques et construction romanesque sont d'ordre purement analogique. Durrell et Robbe-Grillet jouent, dans une intention esthétique, avec l'idée qu'ils se font de certains modes de représentation du monde physique.
Dans l'œuvre de Durrell, un pendant est trouvé à cette injection de philosophie scientifique occidentale du côté d'un ésotérisme oriental traité au fond de la même manière, c'est-à-dire plutôt superficiellement, pour sa seule valeur esthétique. Le goût prononcé des héros du Quatuor pour la Cabbale renvoie à deux idées complémentaires. Selon l'une, les sciences physiques paraissent aussi ésotériques aujourd'hui que l'ésotérisme da la tradition, et celui-ci, par son obscurité même et ses exigences méthodologiques (numérologiques, par exemple), semble du coup pouvoir prétendre au statut d'une science. Selon l'autre, l'effondrement des certitudes entraîné par le chambardement théorique du début du siècle ouvre la voie à un appétit de mystère jusque-là contraint et suscite une angoisse qui, pour certains, ne trouve de remède que dans l'appel à un passé plus ancien que les certitudes abattues et, de ce fait, présumé éternel. Puisque la tradition ressemble à la science et qu'elle a reçu par surcroît la caution des siècles, elle offre à des esprits désorientés par la disparition de certaines valeurs sociales et métaphysiques un semblant de refuge. La fragilité de tels points de vue idéologiques, qui ne s'établissent que sur des similitudes accidentelles ou sollicitées, est au moins aussi évidente que l'intensité des besoins émotionnels que leur exploitation vient satisfaire. Le risque est grand que le jongleur qui affecte de ne pas prendre au sérieux son propre jeu, tout en soutenant qu'il n'est rien de plus essentiel, s'embrouille dans l'écheveau de ses fugues et de ses dénégations. Dans Tunc et Nunquam, la confusion n'est pas évitée.
Pour la première fois sous la plume de Durrell, la science intervient directement comme un ressort de l'action, voire comme le ressort essentiel.
Le premier personnage de Tunc, puis de Nunquam, est certes la Société Merlin, monstrueuse organisation monopolistique dont l'origine se trouve en Orient, mais qui n'a trouvé sa vraie dimension et sa vraie puissance que lorsque la souche commerciale orientale s'est trouvée fertilisée par le génie technique de l'Occident. Rien ne peut résister à la Société. Rien ne lui paraît impossible. Pour atteindre ses buts, elle s'assure des meilleurs hommes, comme Caradoc, l'architecte, ou Félix Charlock, l'inventeur, l'Edison du XXe siècle. En d'autres circonstances, ils seraient des démiurges. Mais la Société, dans le mouvement même où elle offre à leurs rêves des possibilités presque illimitées de réalisation, les réduit parce qu'elle se sert d'eux à l'état d'ombres privées même de toute dimension tragique. Sa puissance n'est pas la leur, mais elle s'exerce à travers eux et sur eux, non pas au demeurant sur le mode de la coercition. Mais, parce qu'elle possède le monde, tout ramène à la Société.
Et le second personnage de Tunc est une machine. Celui de Nunquam aussi. Ces machines seules ont droit au titre de personnage parce qu'elles seules parviennent réellement à échapper à la machinerie de la Société. Dans Tunc, la machine inventée et créée par Félix Charlock est un ordinateur destiné à prédire le destin des individus. Charlock abreuve les entrailles de sa machine des bribes d'information qu'il a pu réunir sur les personnes qui l'entourent. La machine en tire les conséquences. Peut être le roman est-il même écrit par la machine ou se déroule-t-il entièrement dans les flancs électroniques de cet oracle ? Rien ne l'indique clairement, mais certains indices le suggèrent. Ainsi la Société a-t-elle fait indirectement en sorte que la vie et l'apparence de la vie soient impossibles à distinguer l'une de l'autre. Peut-on même lui échapper dans la mort ? Ce n'est pas si sûr.
Car Nunquam relate un projet complémentaire : celui de faire resurgir d'entre les ombres de la mort, en conjurant l'oubli, une forme disparue, celle de lolanthe, petite prostituée grecque devenue vedette de l'écran. Charlock fabrique cette fois une androïde. La nouvelle lolanthe qui possède toute la mémoire de l'ancienne n'est-elle que sa réplique ou bien est-elle vraiment lolanthe rappelée de par-delà le Styx ?
Ainsi la Société Merlin étouffe-t-elle la vie en même temps qu'elle entreprend de la singer, sans succès. Elle est la mort ou plutôt la servante attentionnée de la mort, et ce n'est point hasard si l'une de ses filiales fait dans l'embaumement. La Société Merlin pue le formol. Elle étouffe pour mieux conserver.
La problématique des deux romans serait donc bien celle de la science-fiction, si une trame plus traditionnelle ne venait à mon goût affaiblir le mélange. Car, à l'opposition entre la Société et ses machines qui, seules, parviennent à lui échapper en fin de compte, répond l'opposition plus classique entre Julian, le maître de la Société Merlin, et Charlock. Du coup, on retombe dans le registre des passions bourgeoises, voire victoriennes. Charlock construit certes son ordinateur pour se venger de Julian parce que Julian incarne la Société et l'écrase de son inaccessibilité, de son absence ou pis de sa présence abstraite. Mais il ne perçoit cette opposition — qui est après tout une opposition de classe entre salarié et capitaliste — qu'en termes interindividuels ou mythologiques, ce qui est presque la même chose. Du coup, la véritable dimension tragique de sa situation, qui est collective, lui échappe. De même, dans Nunquam, la formidable puissance de la Société se trouve mise au service d'une passion — presque d'un caprice — de Julian épris de lolanthe ou plutôt de l'image de lolanthe. II se peut que cela soit vraisemblable et que certains milliardaires aient de ces fantaisies. Mais la question n'est pas là, car ces fantaisies-là demeurent anecdotiques. Le projet de Durrell — constater la faillite de la culture occidentale — s'en trouve dépossédé de sa substance. Le problème n'est pas en effet de savoir ce que des hommes comme Julian ou Charlock font ou pourraient faire des possibilités de la technique, mais plutôt ce que ces possibilités elles-mêmes font d'hommes ordinaires ou exceptionnels. Julian et Charlock sont seulement victimes de leurs rêves — de leurs névroses — nullement des traits les plus profonds de la civilisation technologique que Durrell juge bon de dénoncer : la tendance à l'impérialisme, au monopole, à la démesure, le refus de l'inexorable, de l'impossible, par la médiation de la technique, et enfin la tentation de maintenir, de figer, de bloquer le flux du réel et de la vie. Ici Durrell me paraît s'être laissé prendre à une illusion humaniste, celle de l'éternité d'un mode de sentir que la Grèce a contribué à définir. Les véritables monopoles, autrement abstraits, insaisissables et terrifiants dans leur rationalité que la Société Merlin, et leurs maîtres, sont en proie à des passions plus dangereuses que celles qui minent le faible Julian.
Il n'est guère surprenant dans ces conditions que quelques grandes questions ne fassent en vérité qu'affleurer la surface des deux romans de Durrell — Qu'est-ce qui fait la puissance économique et sociale ? Le destin est-il une structure réductible à un algorithme ? Qu'est-ce que la vie ? — et qu'elles n'y figurent guère que comme des décors peints en trompe-l'œil dans le style d'un autre siècle. Je crains que Durrell n'ait cherché à se rassurer en prétendant que ces questions n'existaient pas ou qu'elles n'avaient pas de solution. Ce témoignage selon Spengler sur l'échec de la culture occidentale est un taux témoignage, en ce qu'il néglige ou écarte délibérément les apports réels et récents de cette culture occidentale qui annulent et remplacent les formulations périmées de ces problèmes. Sur plus d'un point, Durrell est plus proche d'Hoffmann ou de Villiers de l'Isle-Adam que des créateurs de mythes modernes. Peut-être l'a-t-il voulu ainsi ? A mes yeux, c'est dommage, il a vu une nouvelle terre s'offrir à ses yeux. il a choisi de n'y pas entrer.
Ce jugement pourra paraître sévère. C'est qu'il est porté par comparaison avec d'autres œuvres, à mon sens plus fortes. Il y a plus de choses sur le monde moderne chez un Dick que chez Durrell. Mais il reste que, pour ceux qui d'ordinaire ne lisent ni Dick ni les autres représentants de qualité de cette littérature vraiment moderne qu'est la science-fiction, la lecture des romans de Durrell pourra peut-être constituer une utile introduction à la découverte du présent.