Avec la Fin du monde et d'autres récits trop longtemps oubliés, nous retrouvons l'écriture éblouissante d'Audiberti et les vertiges qu'elle introduit au coeur des réalités les mieux établies. Nous voici dans des banlieues improbables et des faubourgs baroques, nous demandant si, des histoires qui s'y déroulent, nous sommes les spectateurs lucides ou les acteurs inconscients. Dans un jeu où les mots crépitent, féroces et tendres, l'interrogation s'amplifie, page après page : de quoi, en fin de compte, sommes-nous assurés ? La métaphysique de l'angoisse passe ici par les sortilèges de l'humour. C'est du grand Audiberti !
Pratique industrielle courante, voici que la synergie investit les mœurs éditoriales, sans du tout limiter son projet à des produits de pure consommation. J'en veux pour exemple la Collection Babel que lancent conjointement l'Editeur Labor, spécialiste de la littérature belge d'expression française, et Actes Sud, la Maison où Hubert Nyssen prouve qu'une vaste ambition éditoriale peut se réaliser depuis la province, et sur base d'un catalogue fort diversifié.
Bon titre ne peut mentir, Babel se fixe pour objectif de mettre à portée du plus large public des textes de tous les horizons littéraires, en les assortissant d'un appareil critique de qualité. Douze volumes élégants et d'un prix abordable sont déjà sur le marché, et le premier d'entre eux donne l'occasion de revisiter Jacques Audiberti par le biais d'une œuvre inattendue, ne fût-ce que parce qu'elle relève des genres chers aux lecteurs de Fiction. La Fin du Monde donne la parole à un personnage volontairement falot, employé consciencieux subissant comme en un mauvais rêve la destruction de Paris, du monde occidental et de ses valeurs, à moins qu'il ne s'agisse de sa propre plongée dans une démence vertigineuse. L'édition originale de La Fin du Monde datant de 1943, il serait facile d'y voir une paraphrase de la seconde guerre mondiale. Une prémonition, vaut-il mieux dire, puisque ce texte fut en réalité écrit durant les années 1936-37. Et son argument, s'il rend compte des incertitudes qui précédèrent un conflit historique, a des visées moins ponctuelles. La Fin du Monde opère en effet une remise en question plus fondamentale, où la relativité des perceptions et de la logique est souvent le propos majeur.
Les inconditionnels de Dick découvriront ainsi que bien avant leur écrivain préféré, Audiberti avait joué sur le vrai et le faux, et fait de l'incertitude un moteur littéraire. Mais en procédant à la française, dirais-je : en démontrant plus qu'il ne montre. Car Audiberti, plutôt que prendre le lecteur dans les rets d'une action déroutante, l'enlise par les méandres raisonneurs d'un monologue, en une langue fourmillant d'inventions. Texte fantastique (dans toutes les acceptions de l'adjectif), La Fin du Monde inaugure brillamment une Collection où paraît aussi (n° 10) la réédition commentée de deux Jean Ray en un volume : Le Grand Nocturne et Le Cercle de l'Epouvante...