Toutes les histoires réunies dans ce livre ont un dénominateur commun : la peur, ce monstre protéiforme qui attend l'homme comme l'ours caché au fond de la préhistoire. Aussi physique que métaphysique, c'est la même lente dégradation de la réalité. La personnalité vacille, le monde bascule, un autre monde et un autre « moi » surgissent, entre chien et loup, dans ces heures crépusculaires où la conscience s'efface.
Chaque texte apporte une variante à cette histoire d'un « ailleurs » et d'un « autre » qui se substituent à « ici » et à « je ». En dehors d'Egar Poe, traduit par Baudelaire et de Hoffmann, toutes les autres nouvelles ont été traduites pour la première fois ou retraduites par Eric Jourdan, avec la collaboration, pour Hawthorne, de Julien Green.
Compagne des origines, que d'ordinaire occultent les leurres de la raison et les rapports sociaux sagement codifiés, la peur soudain présente : resurgit pour prendre l'homme de court dès que la mort s'approche et que se désagrègent ses repères rassurants de « civilisé ». Il n'était pas facile, moins qu'on ne l'imagine, de rassembler des textes solides et variés et, tout à la fois, zébrés du fil rouge de cette angoisse subreptice, fondatrice. Elle est présente dans chacun des récits de ce recueil classique, pourtant surprenant.
H faut d'abord souligner l'habileté d'Eric Jourdan, qui adopte une humeur badine pour présenter auteurs et œuvres, comme en s'en jouant. Sa distance impertinente, son air de ne pas trop y croire ont pour effets pervers de désamorcer les méfiances du lecteur, de le livrer sans grande défense mentale à la force impressive de chaque histoire.
La vue du sommaire suffit cependant à fixer les limites temporelles de l'anthologie : hormis Julien Green et Jourdan soi-même, point de contemporain. La plupart des textes sont du siècle dernier ou du début de celui-ci, et l'on peut regretter que le manque de contributions actuelles tende à renforcer, chez un large public, l'idée du récit d'épouvante comme concept daté. De même, était-il nécessaire de rééditer pour la tantième fois La Vérité sur le cas de M. Valdemar, du parfait Edgar Poe, ou le Body-Snatcher de Robert Stevenson ? Tels récits d'Hoffmann, de Wells, de Nathaniel Hawthorne ?
il y a aussi, c'est vrai, des (re)découvertes, avec une flopée d'anglophones qui valent le frisson : Elisabeth Bowen, May Sinclair, Leslie Poles Hartley, Montague Rhode James... Mais la plus grande surprise naît de la lecture d'auteurs qui, archi-célèbres, sont inattendus. en ces circonstances : la Vision de Charles XI (Mérimée), San Francesco a Ripa (Stendhal) font de bons récits manières. La fiction de Rudyard Kipling, et cet Officier prussien signé D.-H. Lawrence sont des modèles de cruauté pure. L'Histoire de Masques, extraite des Mémoires de Saint-Simon, compose en vingt lignes un chef-d'œuvre absolu.
Oui, voici l'audace : sortir les histoires à faire peur des limites d'un genre. Montrer leur permanence et leur profondeur, aussi bien chez des écrivains « spécialisés » que dans cette littérature qu'on dit générale par facilité. Avec ce livre, la jeune Maison de Maren Sell choisit d'investir une place enviable et peu confortable d'éditeur complet, à la conjonction du mainstream et des marges.