Il fait partie de ces écrivains qu'il n'est plus besoin de présenter. Carrie, Shining, Christine, Cujo, ÇA... autant de romans — et souvent de films — mondialement célèbres. Avec La tour sombre, saga fantastique dont Le pistolero est le premier volet, il nous offre le plus déroutant, le plus énigmatique de ses romans.
Un désert calciné, cruel et aveuglant. Immense. Un lieu réfractaire à la vie. C'est à peine si quelques masures, quelques hameaux subsistent çà et là, écrasés sous ce ciel inerte. Un enfer, implacable.
C'est là, pourtant, que marchent les deux solitaires ; obstinés, portés par un destin qui les dépasse. L'homme en noir d'abord, mystérieux, qui laisse dans son sillage une légende de faiseur de miracles. Et puis le pistolero, économe, laconique, dont lui-même ne sait plus s'il est encore humain. Le premier fuit, le second le poursuit. Il y a si longtemps qu'elle s'est engagée, cette chasse à l'homme, plus de vingt ans certainement. Sans que ni l'un ni l'autre ne sache réellement qui détient les clés de ce jeu mortel. Et si le gibier n'était pas celui qu'on croit ?...
Je ne vous apprendrai sans doute pas grand chose en vous annonçant que, dans la bibliographie de Stephen King, La Tour Sombre fait un peu figure de cas à part. A mi-chemin entre la dark fantasy et le western, la saga retrace une quête inscrite dans la grande tradition de la fantasy, avec son inévitable objectif final : une tour ténébreuse fièrement dressée vers le ciel, située au cœur de l’espace et du temps. Sans être la plus vendue et la plus lue des œuvres de l’auteur, cette histoire d’un genre particulier reste pourtant celle qui soulève le plus de passions parmi les fans de King, impatients de connaître sa conclusion (comme le précise l’auteur dans l’une de ces passionnantes préfaces d’une troublante intimité et d’une totale humilité dont il a le secret).
L’écriture du septième et dernier tome de La Tour Sombre (motivée par un accident de voiture qui faillit tuer King) eut pour conséquence cette réédition révisée, complétée et rendue plus « digeste » par l’auteur, décidé à conférer une parfaite cohérence à l’ensemble des romans qui composent sa grande œuvre (il ignorait la direction vers laquelle partirait son récit à l’écriture de ce premier tome). Cette « extended version » parue chez nous en 2004, relativement récente en regard de l’ancienneté du texte original (1978), n’est cependant pas une première : souvenons-nous de l’édition révisée du Fléau, largement enrichie par rapport à son édition initiale.
« L’homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait. ». C’est à partir de cette première phrase énigmatique, furieusement évocatrice et stimulante pour l’imagination que débute Le Pistolero. « Le monde a changé », comme se plaît à nous le répéter plusieurs fois King, et nous ignorons tout de la nature de ce décor post-apocalyptique où le temps semble s’être arrêté (vestiges d’une guerre nucléaire ? Continuité de l’épilogue du Fléau ? Autre dimension ?), même si quelques indices laissent à penser que cette Terre est bien la nôtre, quelques siècles ou millénaires après un cataclysme nucléaire (le désert omniprésent, des mutations d’espèces...). A la découverte de ce cadre désertique planté de villes-fantôme, on pensera très fort aux westerns de Sergio Leone transposés dans un monde où la sorcellerie aurait son mot à dire, avant de basculer brutalement vers un contexte féodal typique de l’héroïc-fantasy à l’occasion d’une succession de flash-backs. Il s’agit sûrement là du plus grand coup de génie de King : installer un décor improbable, absurde mais pourtant familier, directement lié à la réalité que nous connaissons, où certains personnages se souviennent encore de l’existence de la télé ou des voitures, à la différence des univers de fantasy généralement déconnectés de notre quotidien.
La seconde particularité du Pistolero, en dehors de son décor pittoresque, réside dans la fatalité (le « ka ») dont est imprégnée son ambiance générale. King n’hésite pas, au détour d’une phrase, à nous annoncer de but en blanc un événement capital – telle la mort prochaine d’un personnage – bien avant qu’il ne survienne, comme si tout était déjà écrit. Le Pistolero sait qu’il rattrapera l’homme en noir, l’homme en noir sait qu’il sera rejoint par le Pistolero : le passé, le présent et l’avenir se mêlent ainsi, chaque personnage jouant un rôle prédéterminé dans cette quête inexorable.
Le meilleur, et peut-être le seul moyen d’apprécier ce roman à sa juste valeur, consiste sans doute à « rentrer dans le trip » de King dès les premières pages. Si vous n’accrochez pas, abandonnez sans insister et passez votre chemin. Mais en revanche, si, comme moi, vous n’avez aucun mal à vous laisser happer par l’histoire surréaliste d’un pseudo cowboy poursuivant un sorcier vêtu de noir dans un désert blanc, qui s’amuse à semer derrière lui des « pièges humains » pour harceler son chasseur, vous ne pourrez plus lâcher le livre avant son dernier mot. Stephen King, un auteur parfois surestimé, d’autres fois sous-estimé, démontre un talent incontestable dans l’art de capter l’intérêt du lecteur sans jamais l’ennuyer malgré une trame minimaliste (a contrario d’un livre comme La Route, remarque purement gratuite), en distillant régulièrement quelques informations intrigantes sur le monde inconnu qu’il nous dévoile pièce par pièce, en évitant ainsi de noyer le lecteur sous les informations. Caché derrière cette introduction épurée, on devinera cependant un univers bien plus vaste, bien plus étendu et truffé de références (la Bible, Le Magicien d’Oz, Le Seigneur des Anneaux...), associant des époques différentes et dont les événements impliquent des répercussions à une échelle universelle !
On notera également tout le savoir-faire de conteur de King, capable de maintenir notre attention tout du long en agitant devant nous son gimmick, telle une carotte pendue devant une mule pour la faire avancer (désolé pour l’image) : mais que se passera-t-il lorsque le Pistolero rencontrera l’homme qu’il traque depuis douze années ? Je me garderai bien de vous le dévoiler, mais le face-à-face entre les deux hommes et la conclusion métaphysique du livre est à mille lieues de ce que la raison et la logique vous auront amené à imaginer.
Le Pistolero surprendra donc essentiellement par son originalité (il y aurait encore tant de choses à dire, notamment sur l’importance des différents langages utilisés par les personnages...), mais aussi par son incroyable style : c’est un peu comme si un écrivain, sous l’emprise d’une quelconque substance, après avoir lu Le Seigneur des Anneaux et visionné un western de Leone, se mettait en tête d’écrire un livre sans avoir la moindre idée sur son déroulement, contraint de suivre le fil de son imagination en poursuivant son postulat de départ : « L’Homme en noir fuyait à travers le désert, et le Pistolero le suivait. »