Ce roman fut d'abord publié en Angleterre en 1956 sous le titre de They shall have stars puis l'année suivante aux États-Unis, sous celui de Year 2018. Il constitue la première page de la vaste épopée du futur à laquelle James Blish a travaillé durant une bonne douzaine d'années. Les œuvres suivantes de ce ce vaste ensemble portent les titres que voici (dans l'ordre dans lequel elles se situent chronologiquement, et non dans celui de leur parution) : A life for the stars, Earthman come home (alias A clash of cymbals) et The triumph of time. Sans doute est-ce faire preuve d'un optimisme excessif et candide que de former le vœu de voir ces autres ouvrages offerts prochainement aux lecteurs français ? Si cet optimisme devait s'avérer fondé, pourrait-on espérer voir ces romans paraître dans leur ordre logique (A life for the stars, qui est court, et Earthman come home, qui est long, pourraient former ensemble la matière d'un double volume…). Mais assez d'anticipation, laquelle n'a d'ailleurs de scientifique que son sujet. Ouvrons plutôt ce volume. Il est suffisamment intéressant par lui-même pour qu'on s'y plonge sans regret, même sans être assuré de connaître les épisodes ultérieurs de l'histoire future imaginée par James Blish.
Ce que l'auteur raconte ici, ce sont les circonstances des deux découvertes scientifiques qui rendront possible l'avenir tel qu'il l'a imaginé. L'une de celles-ci permettra le contrôle de la gravitation, l'autre prolongera immensément la durée de la vie humaine : aux hommes, donc, les étoiles James Blish a situé ces découvertes sur un fond social inquiétant, celui des États-Unis devenus en fait une nation policière Au début de ce vingt-et-unième siècle, les méthodes d'inquisition politique sont à peu près les mêmes, raconte Blish, que l'on soit derrière l'Atlantique ou derrière le rideau de fer. Il faut savoir que l'auteur a travaillé à ce roman alors que le sénateur Joseph McCarthy faisait, ô combien, parler de lui. La rédaction de ces pages est contemporaine de cette « chasse aux sorcières » qui fit en fin de compte plus de mal à la réputation internationale des États-Unis qu'aux infiltrations communistes dans les hautes sphères de Washington. C'est pourquoi on voit, dans ces pages, le F.B.I. fourrant son nez – par l'intermédiaire de celui de son chef – dans de nombreux endroits où son intervention ne produit, dans les cas les plus favorables, qu'une perte de temps pour tout le monde. Considérées avec le recul du temps, les enquêtes dirigées par McCarthy apparaissent grand-guignolesques et naïves ; à l'époque, elles étaient inquiétantes, et Blish a su mettre dans ses pages le reflet de l'inquiétude que devaient éprouver bien des Américains au moment où il écrivait son roman.
Il y a trois décors principaux. Deux sont aux États-Unis : ils reflètent les milieux industriels et politiques respectivement, New York et Washington. Le troisième se place sur Jupiter V, le satellite le plus proche de la planète géante, qui porte le nom d'Amalthée. Du sol de ce petit astre, des hommes dirigent un appareillage télécommandé grâce auquel un pont se construit sur Jupiter.
L'énormité de cette idée est tout à la gloire de James Blish, car elle symbolise clairement la confiance qu'il place en la science et en ses possibilités. Il faut souligner ici que la planète Jupiter sur laquelle les techniciens de Blish construisent un pont, par machines interposées, en cette deuxième décennie du vingt-et-unième siècle, est bel et bien l'enfer de méthane et d'ammoniac que nous découvre la science, et non quelque planète habitable grâce à un artifice d'écrivain de science-fiction. C'est dans ce monde ravagé par des tempêtes dont chacune concernerait un continent aux dimensions de l'Asie, c'est dans cette atmosphère destructrice, que des hommes érigent un pont. Pourquoi ? Pour vérifier la justesse d'une théorie scientifique. Même dans son Amérique mac-carthysée, Blish laisse leur chance aux idéalistes et aux rêveurs qui sont simplement des réalistes, avec une génération d'avance. Les descriptions de l'enfer jovien, de son influence sur la psychologie et les nerfs des techniciens, sont parmi les pages les plus réussies, du point de vue strictement littéraire, que Blish ait jamais placées dans un roman.
Mais ce roman a aussi ses faiblesses, et la plus apparente de celles-ci tient à ce défaut qui est le plus grave de l'écrivain : l'incapacité foncière de James Blish de dessiner des personnages qui s'écartent de quelques types stéréotypés. Sans doute est-ce là la cause du manichéisme assez simple qui anime ses protagonistes ?
James Blish campe d'autant plus clairement ces protagonistes que ceux-ci s'identifient plus complètement au bien ou au mal (tel est du moins le cas dans ce livre, qui date de plus de dix ans ; l'écrivain a assoupli ses ressources entre-temps). Le mal – ou, plus exactement, le côté négatif : rien ne permet de croire que l'homme n'est pas, au fond de lui-même, convaincu de la justice de sa cause – le mal, donc, est personnifié par François Xavier MacHinery, chef héréditaire du F.B.I. Monolithique dans sa détermination et dans sa ténacité, l'homme ne manque pas d'une certaine puissance – ni d'une vraisemblance certaine : qu'on se rappelle, à nouveau, la date de rédaction de ces pages. Les commissions de contrôle et les enquêtes qu'il déclenche pour un oui, pour un non ou pour un peut-être, font de lui un des personnages les plus puissants des États-Unis. Il symbolise, en fait, le danger de l'obscurantisme administratif. Son nom ne prête aucunement au doute : en lui s'incarne toute la machinerie de l'État, dans ce qu'elle a de plus nuisible. Pour ne laisser aucune hésitation à cet égard, Blish a pris soin d'écrire MacHinery et non McHinery, qui eût été également plausible.
En face de lui, l'homme qui est au centre des forces du bien – ou du progrès, ou de l'avance humaine, comme on veut – est le sénateur Bliss Wagoner (démocrate, Alaska ; élu en 2012 et réélu en 2018). Ce n'est pas seulement les hommes politiques voyant plus loin que le bout de leur nez que Blish a entrepris de résumer en sa personne, mais bien les organisateurs clairvoyants, ces constructeurs d'avenir pour lesquels il a une vive admiration. Ceux que Bliss Wagoner guide – Charity Dillon, Helmuth, Russell, le physicien Giuseppe Corsi lui-même – ne sont, en fin de compte, que des comparses : estimables, mais non indispensables.
L'opposition MacHinery-Wagoner et la grandeur de l'entreprise scientifique évoquée ne suffiraient pas à faire de ce roman une œuvre marquante de la science-fiction contemporaine. Les autres mérites du roman sont au nombre de quatre, principalement.
Tout d'abord, James Blish a abandonné l'idéologie stéréotypée qui consiste à opposer l'U.R.S.S. aux États-Unis, opposition dans laquelle s'enlisent deux sur trois des auteurs de science-fiction en mal de résonances politiques. Blish suppose une évolution dans les caractères des deux blocs politiques, ce en quoi les dix années écoulées depuis l'achèvement de son roman lui ont donné raison (bien que l'évolution réelle ne soit pas celle qu'il a prévue). Il présente donc une nation américaine se soviétisant progressivement, dans le sens du contrôle de l'État, de telle sorte que lorsque l'U.R.S.S. arrive à l'hégémonie mondiale, peu après l'époque décrite dans ce roman, elle y accède sans coup férir. Mais sans profit aussi : ce qu'il y avait de plus valable aux États-Unis a entre-temps quitté la Terre pour l'espace.
En deuxième lieu, Blish connaît et respecte suffisamment la science pour s'en servir valablement lorsqu'il affabule : il extrapole à partie d'éléments connus, existant depuis plusieurs années, et évoque les noms de Blackett et de Dirac en sachant de qui il parle. Cependant, les chapitres comprenant des développements scientifiques ont été assez mal traduits en français par Michel Chrestien, dont le travail est, quant au reste, convenable.
Un troisième élément louable est le sens de la vision cosmique qui distingue ces pages. Les étoiles ne sont pas encore atteintes lorsque le rideau se baisse, mais on sent qu'elles sont proches, qu'elles joueront un rôle dans les chapitres ultérieurs. Blish, ici, ne fait que préparer son épopée : celle-ci aura pour héros John Amalfi, le maire de la future de New York – cette New York du troisième millénaire et des suivants, qui voyagera parmi les galaxies. Mais John Amalfi ne naîtra qu'en 2998, et le lecteur n'a pas droit, ici, à toute l'épopée suggérée par le titre.
Enfin, James Blish compense sa faiblesse dans la peinture des caractères par une grande clarté dans l'évocation des idées, et des mouvements d'idées. N'est-ce pas ainsi que l'on devrait écrire l'Histoire ? Bien sûr, l'Histoire n'est pas un roman, et ces pages n'ont rien du space-opera, et pas grand-chose du récit d'aventures. Mais elles possèdent en revanche un indéniable cachet de vraisemblance, et une cohésion qui dépasse celle du simple travail bien fait. Ceci est un roman qui pourra convertir à la science-fiction une certaine catégorie d'intellectuels (ceux qui s'interrogent sur le sens de l'Histoire et sur le rôle qu'y jouent les courants d'idées) et qui mérite l'attention de tous les « initiés ». Il n'est pas absolument équilibré, car le facteur humain ne joue pas tout le rôle que l'on en attend, mais il possède plusieurs des meilleures qualités du genre.
Demètre IOAKIMIDIS
Première parution : 1/5/1965 dans Fiction 138
Mise en ligne le : 21/9/2023