Robert SILVERBERG Titre original : Gilgamesh the King, 1984 Première parution : États-Unis, Westminster (Maryland) : Arbor House, octobre 1984 Cycle : Gilgamesh vol. 1
« Je suis celui que vous nommez Gilgamesh. Je suis le pèlerin de toutes les routes du Pays et d'au-delà le Pays. Je suis celui à qui toutes choses ont été révélées, vérités dissimulées, mystères de la vie et de la mort, et de la mort surtout. J'ai connu Inanna dans le lit du Mariage sacré ; j'ai terrassé des démons et je me suis entretenu avec les dieux ; je suis dieu moi-même aux deux tiers, un tiers homme seulement. »
Inspirés de L'épopée de Gilgamesh, le plus ancien texte épique de l'histoire de l'humanité, voici les Mémoires du roi mythique sumérien d'il y a quelque cinq mille années, de son enfance dans la cité d'Ourouk jusqu'à sa quête de l'immortalité.
Né en 1936, Robert Silverberg a écrit, parmi une œuvre pléthorique, quelques-uns des plus grands chefs-d'œuvre de la science-fiction : Les Monades urbaines, L'oreille interne, Les ailes de la nuit, ou L'homme dans le labyrinthe appartiennent incontestablement au panthéon du genre.
Critiques
L'antique Sumer, trois mille ans avant J. C. Ourouk pleure Lugabanda qui a rejoint le Pays sans Retour. Monarque avisé, il siège dorénavant parmi les dieux. Son fils est initié aux charges princières, mais il doit bientôt s'exiler car Dumuzi veut régner sans partage. Le jeune garçon fuit comme un vagabond, mais il reviendra en maître, car il est Gilgamesh, « L'Elu ». Deux tiers dieu pour une part d'homme, jouisseur et guerrier d'exception, son infatigable énergie épuise le peuple, comme l'on fait ployer un bœuf sous la charge. Il irrigue les champs, laboure les femmes, et séduit même Inanna, déesse de l'amour. Mais Gilgamesh s'ennuie. Il lui faut une tâche à sa démesure. Le roi trouve dans la forêt un homme sauvage qui lui résiste au combat. Enkidu deviendra son frère car une seule âme occupe leurs deux corps. Ensemble, ils vaincront le démon Huwawa dans le Pays des Cèdres. L'orgueil de Gilgamesh finit par irriter les dieux. Enkidu décède à son retour des Enfers, le souverain d'Ourouk est à nouveau confronté à la mort d'un proche. Gilgamesh prend conscience de sa propre finitude. Il ne redoute pas de succomber au combat, mais craint d'être un jour oublié. Commence alors une nouvelle errance qui le conduira au pays de Dilmoun où vit Ziusudra, unique survivant du déluge. Regrettant le sacrifice de l'ancienne humanité, les dieux l'ont rendu immortel, d'une éternité qui stupéfie Gilgamesh. Le souverain s'en retourne à Ourouk avec un présent de longue vie, qu'il perdra en chemin. Mais Gilgamesh a retenu la leçon : une heure fugitive de grandeur vaut mieux que mille ans de médiocrité. L'homme est tout entier dans son oeuvre. Le souvenir de Gilgamesh ne s'effacera pas.
Ecrit en 1984, ce roman est une reprise de L'Epopée de Gilgamesh,que l'on tient pour le plus ancien texte écrit. L'histoire originelle, sombre et désabusée, parfaitement représentative de la littérature mésopotamienne, était propre à séduire Silverberg. Au prix toutefois de changements. Dans sa postface, l'auteur justifie sa narration à la première personne et sa volonté de revenir au héros historique. Ainsi, la relation privilégiée de Gilgamesh aux dieux prend la forme de crises épileptiques, le dépit amoureux d'Inanna est celui d'une prêtresse, et l'immortalité une acceptation de la mort quand elle ne signifie pas disparaître. Le récit, brillant, est en surface une relecture de mythes. A partir d'une matière imposée, l'écrivain parvient à proposer une synthèse parfaite de son œuvre. Ziusudra, survivant du déluge, est un reliquat du passé, à la façon de Clay dans Le Fils de l'homme.Tout comme dans Le Livre des crânes,l'objet de la quête est l'immortalité. Muller, héros de L'Homme dans le labyrinthe, ne s'attache pas aux femmes, erre dans les méandres de la vie, et devra retourner chez lui. Enfin, le divin roi d'Ourouk est isolé par son don, tenu loin de ses proches, état qu'il partage avec le fragile David Selig de L'Oreille interne.
Dans sa nouvelle « Breckenridge et le continuum », Robert Silverberg rappelait la nécessaire réappropriation des archétypes. L'entreprise est ici parfaitement réussie.
Gilgamesh, cinquième roi de la Ière dynastie d'Ourouk, régnait vers 2500 avant Jésus-Christ. Les récits de ses hauts faits, dont on trouve des traces de la plus haute antiquité, semblent avoir constitué pour les Mésopotamiens l'équivalent de l'Iliade et L'Odyssée pour les grecs : une épopée fondatrice, transmise oralement de génération en génération, puis peu à peu constituée en ensemble littéraire cohérent, probablement vers le début du Iième millénaire, à l'époque babylonienne, avant d'être largement diffusée dans toutes les cultures voisines, de la Palestine à l'Asie mineure. Cette large diffusion nous a permis d'en conserver l'essentiel, en partie grâce à des recoupements, en partie grâce à la version d'Assourbanipal (668-627), qui a elle seule comporte plus de 3400 des 3600 vers de l'épopée du roi d'Ourouk. Gilgamesh est donc un héros dont l'existence légendaire nous est tout aussi bien connue que celle d'un Ulysse, d'un Hérakles, ou d'un Hercule.
Pour écrire ce livre, Silverberg s'est entièrement appuyé sur le poème épique originel. Tous ses hauts faits, de la construction des murailles à la guerre contre Agga, de son amitié avec Enkidou à leur lutte héroïque contre Houmbaba, de la mort d'Enkidou à la quête de l'immortalité, quasiment tout le récit repose sur l'épopée sumérienne. Seule la fin diffère, à la fois moins ambitieuse et moins désespérée que la version antique. Alors que le Gilgamesh de l'Épopée cherchait, trouvait et perdait finalement la plante d'immortalité qu'il destinait aux hommes, privant ainsi l'humanité du secret de la vie éternelle, celui de Silverberg ne la cherche que pour lui seul et ne perd finalement que le secret de l'éternel jeunesse, le seul que Lou-Ninmarka consente à lui donner.
Pour comprendre l'originalité de ce roman de Silverberg, il faut donc se détacher des faits et considérer essentiellement la psychologie des personnages. L'Épopée originelle exalte la grandeur de l'homme, capable de triompher des monstres et des démons et n'évoque la démesure de Gilgamesh que pour chanter la valeur de l'amitié, capable de compléter un être et de le raisonner. Silverberg, lui, met en relief les angoisses d'un homme confronté, par sa démesure même, à la solitude la plus absolue. Le poème épique fait de la quête d'immortalité le symbole du désir insensé des hommes de concurrencer les dieux — et assure donc, par son échec final, la suprématie du Divin sur l'humain. Silverberg, quant à lui, y voit plutôt le reflet des angoisses d'un homme et fait de son insuccès l'occasion d'un retour résigné à l'existence normale, à une acceptation quasi stoïcienne de la fatalité.
Gilgamesh, roi d'Ourouk présente donc l'intérêt de donner une épaisseur humaine à un héros mythique maintes fois chanté pour ses hauts faits et de rendre accessible un récit épique dont la lecture pourrait sembler aride à la majeure partie du public moderne. Un livre dont la qualité est incontestable, même si l'on peut s'étonner de sa présence dans une collection SF, dans la mesure où rien, ni dans ses thèmes ni dans sa facture, ne l'apparente à la science-fiction.