Comment expliquer l'énorme popularité auprès des fans de SF des aventures de Miles Vorkosigan, qui ont déjà valu à son auteur un total de quatre prix Hugo (et dont le dernier épisode, A Civil Campaign, figure encore une fois comme finaliste cette année) ? Au premier abord, il s'agit de military SF, sous-genre apparenté au space opera, comme on en produit beaucoup aujourd'hui aux États-Unis (voir Jerry Pournelle, David Drake ou David Feintuch), où les intrigues politico-militaires et les affrontements armés prédominent sur l'originalité conceptuelle du monde fictif. On suit Miles à travers divers épisodes de sa carrière comme agent secret de la Sécurité impériale de Barrayar, planète néo-féodale qui sort d'une période d'isolement par rapport aux autres mondes.
Cependant, le cycle Vorkosigan comporte quelques aspects particuliers qui ont sans doute contribué à son succès. Tout d'abord, Miles est un personnage étonnamment vulnérable pour un héros militaire. À cause des circonstances de sa naissance (des comploteurs ont administré une toxine à sa mère pendant sa grossesse), il se trouve encombré d'un corps sévèrement déformé : il est très petit, bossu et a des os extrêmement fragiles. En plus, il s'agit d'un double handicap, car la société de Barrayar, qui a souffert de l'utilisation des armements nucléaires dans son passé, continue à nourrir un solide préjugé contre les mutations génétiques (et même si les tares physiques de Miles sont de nature tératologique et non reproductibles, il est considéré comme un mutant). Malgré ses origines aristocratiques, une carrière militaire normale lui est donc refusée, mais grâce à sa ténacité, son intelligence aiguë et une débrouillardise hors pair, Miles réussira néanmoins à trouver une place honorable dans les services secrets de l'Empire barrayaran, même si ses exploits ne seront jamais reconnus publiquement.
L'accumulation des forces et des faiblesses chez Miles lui donne une profondeur psychologique assez extraordinaire. Bujold, qui apporte une sensibilité bien « féminine » à ces récits, attache autant d'importance aux affaires de cœur et aux rapports de famille qu'au maniement des armes, et met en relief la responsabilité morale de ses personnages. Mais le ton est toujours allégé par l'humour et la distanciation ironique de Miles par rapport à l'action. C'est une combinaison qui a visiblement fait mouche dans un lectorat de SF où (faut-il encore insister là-dessus ?) la parité hommes-femmes s'est installée pleinement. Et cela même dans une citadelle réputée être machiste comme la SF d'orientation militaire. Si Lois McMaster Bujold est l'une des premières pionnières à s'y engouffrer avec succès (mais on peut citer C. J. Cherryh bien avant elle), d'autres sont en train d'agrandir la brèche : Catherine Asaro, Elizabeth Moon, Susan R. Matthews, Kristine Smith et David Weber (oui, c'est un mec, mais son héroïne, Honor Harrington, ne l'est pas).
Komarr montre à merveille tous les ingrédients de cette formule. Miles a trente ans et doit mener une enquête à Komarr, planète conquise quarante ans auparavant par les Barrayarans, où une collision dans l'espace a gravement endommagé un miroir solaire orbital dont dépend tout le programme de terraformation komarran. Simple accident ou acte de sabotage ? Mais le centre d'intérêt du roman glisse assez rapidement vers les rapports entre Miles et Ekaterin, la femme de Vorsoisson, un administrateur barrayaran du projet de terraformation chez qui Miles est hébergé pendant son séjour sur Komarr. Or, Ekaterin se trouve dans une bien mauvaise passe, car son mari et son fils, Nikolai, souffrent tous les deux d'une maladie génétique, la « dystrophie de Vorzohn », dont les symptômes ne se manifestent que chez les adultes. Vorsoisson, originaire d'une vieille famille aristocratique barrayarane, ne peut pas se débarrasser de ses idées concernant les mutations, et refuse tout traitement pour lui et Nikolai, de crainte que cela s'ébruite. Miles ressent de la sympathie, puis une attraction de plus en plus forte pour Ekaterin, déchirée entre sa loyauté envers son mari irresponsable et son désir de refaire sa vie ailleurs avec son fils. Vont-ils tomber amoureux ?
Cela pourrait dégénérer en feuilleton à l'eau de rose, s'il n'y avait pas cette tendance chez Miles à se moquer de lui-même en toute circonstance. Mais il est évident que la maturation du personnage est entrée dans une nouvelle étape. Miles, mari et père de famille ? On va continuer à suivre avec intérêt cette série, qui a séduit les lecteurs les plus sceptiques par ses qualités littéraires et humaines.
Tom CLEGG (lui écrire)
Première parution : 1/6/2000 dans Galaxies 17
Mise en ligne le : 26/10/2001