John Varley est connu du public francophone depuis Le Canal ophite, mais est peut-être davantage apprécié pour les petits bijoux que constituent ses nouvelles. On sait aussi que l'un des motifs principaux de son œuvre orbite autour de la transformation biologique de l'être humain, perçue dans toutes ses conséquences psychologiques et sociologiques. On n'est pas volé à ce titre avec Gens de la Lune, ouvrage dans lequel on peut faire subir à peu près toutes les avanies possibles à son corps, et qui voit les personnages changer de sexe comme de costume, ou presque.
Gens de la Lune, qui date de 1992, est paru dans la collection « Présences » en 1994. Il s'agit d'un gros livre ambitieux (la présente réédition le fractionne en deux volumes) qui tourne autour d'un « meilleur des mondes » lunaire (des ET ont envahi la Terre et l'humanité s'est réfugiée sous le sol lunaire et sur les autres planètes), grave certes mais nourri d'un fameux humour. La première édition était munie d'un bandeau affirmant « Huxley revisité ».
Et, en effet, il est question ici d'une utopie — une très curieuse utopie certes. Les technologies utilisées par l'humanité lunaire rendent possible à peu près n'importe quel désir et permettent de vivre à sa guise, entre les variations corporelles, les loisirs sanglants ou la retraite dans un far-west simulé dont le mobilier porte le cachet « Approuvé/Commission Lunaire de Reproduction des Antiquités »... Mais cette utopie n'est pas directement contrôlée par ses habitants : ceux-ci délèguent la gestion quotidienne au Calculateur Central, familièrement surnommé « C.C. » Et voici qui tire ce meilleur des mondes vers le versant George Orwell, plutôt dystopique. Que faire lorsque l'ordinateur commence à gripper, ce qui provoque inévitablement la déglingue de tout l'environnement ? Que faire lorsqu'il déprime, vire schizophrène et se sent soudain suicidaire ?
Hildy Johnson est journaliste. Alors qu'il se voit confier une série d'articles nostalgiques sur la vie de naguère, sur Terre, il se découvre également des pulsions de mort. Mais il est très difficile de se tuer sur cette Lune, car le C.C. intervient systématiquement. Hildy va évidemment découvrir comment et pourquoi tout fout le camp, sinon il n'y aurait pas d'histoire à raconter. Or, ce que l'on lit dans Gens de la Lune, c'est en quelque sorte le journal intime de Hildy.
Ce roman est construit tout en multiples facettes, habile manière de décrire un monde radicalement différent pour nous mais banal et quotidien pour ses habitants. La créativité est constante. Varley construit également la personnalité de son journaliste porte-parole par petites touches — les références constantes au vieux cinéma terrien, l'humour omniprésent même s'il est parfois désespéré... La réflexion est présente, du style le progrès assure-t-il le bonheur ? Oui, ce n'est pas neuf... Mais il y a aussi un vieux vaisseau nommé Robert A. Heinlein, peuplé de libertaires bon teint vivant en autarcie que les flics lunaires tenteront de réduire ; il y a la Grande Panne, quand le C.C. schizo disjoncte ; il y a la révélation que les tendances suicidaires de ce dernier induisaient celles de ceux avec qui il était connecté.
Oui, c'est un livre touffu et riche. Un grand livre. Et une superbe traduction de Jean Bonnefoy.
Dominique WARFA (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/12/1999 dans Galaxies 15
Mise en ligne le : 17/5/2001