La parution du roman de Jean Hougron, « Le signe du chien », dans la collection « Présence du Futur », est un événement bien réconfortant pour ceux qui tiennent la science-fiction pour une réalité de la littérature et non pour une enclave d'un univers puéril que les adultes tolèrent tout juste, le sourire au coin des lèvres. Hougron est un écrivain. Personne n'en a jamais douté. Qu'il mette aujourd'hui sa conviction au service de l'avenir, ou plutôt qu'il se serve de la science-fiction pour exprimer ce qu'il tient pour important, est un signe.
Mieux encore, Hougron n'a nullement considéré la science-fiction du haut de ses œuvres passées, avec ce sourire complice que nous avons vu à certains et qui signifie : « Oh ! je m'y suis laissé aller une fois. Rien qu'un divertissement. Cela n'a guère de fond mais qu'importe ? L'avenir est chose trop peu sérieuse pour être confiée aux gens intelligents. » Il a complètement assumé le genre, sans faire la moindre restriction mentale. Il a pris la chose au sérieux. Il a pensé son livre. Il l'a soigné. Il nous a donné le meilleur ouvrage de science-fiction d'un écrivain français paru depuis longtemps. Il y a peu de doute sur le fait que Jean Hougron soit lecteur assidu des publications américaines, sinon de « Fiction ». Il a puisé avec honnêteté dans le fond commun et innové avec sincérité.
Le problème posé par « Le signe du chien » est d'ordre éthique. Le héros du livre est un « Navigateur », issu d'une civilisation humaine dont l'empire s'étend sur Huit Galaxies, conquérante, sage avec fougue, sachant contrôler les excès de son destin sans étouffer pourtant l'élan qui la porte plus loin, prête à rencontrer quelque obstacle ultime qui la bornera et finalement la détruira, ou qu'elle vaincra. Il se pose sur Sirkoma, monde à l'écart qui n'a jamais rétabli complètement ses liens avec la société galactique après une guerre cataclysmique. Le Navigateur est venu sur Sirkoma mener une enquête à la suite de la disparition d'un navire spatial. Mais cette simple mission est pleine de prolongements. Il lui faut, sur l'ordre de Grunbarth, son supérieur, tenter de comprendre l'évolution de Sirkoma, la nature exacte de sa civilisation, et aussi y prévoir l'installation de bases destinées à lutter contre les Êtres-Doubles qui menacent les Huit Galaxies.
Ainsi, l'épisode sirkomien, dans l'Histoire de la Confédération et dans la vie du Navigateur, ne représente qu'un point dans la première, une étape dans la seconde. Des détails nombreux et habiles, l'emploi de la litote, le danger permanent qui pèse sur les Huit Galaxies et qui s'appelle les Êtres-Doubles, situent Sirkoma dans un monde infiniment plus vaste, plus riche et nécessairement dur. La dimension historique est esquissée, qui réduit l'affaire de Sirkoma aux proportions d'un accident de neuf siècles.
Et pourtant, cet accident a de l'importance. Parce que sur Sirkoma, des hommes ont cherché et trouvé une réponse particulière aux problèmes humains. Différente, parce qu'ils étaient isolés. Isolés parce qu'ils tenaient à leur différence. « Confrontés au terrible génie d'expansion de l'homme – avec les inévitables excès qui en étaient la conséquence – et à sa volonté de bonheur, ils avaient résolu le problème à leur manière. Nous avions choisi une autre voie. Était-elle meilleure ? »
La solution des dirigeants de Sirkoma passait par la supercherie. Le Navigateur le découvre bientôt, au péril de sa vie. Ils ont suscité un péril artificiel pour conjurer le besoin de conquête et de guerre qui gronde en tout homme. Et ils tiennent à cette supercherie plus qu'à Leurs vies elles-mêmes, moins sans doute pour la puissance qu'elle leur donne que pour les valeurs qu'elle permet à leurs yeux de sauver. S'efforçant de les comprendre, le Navigateur qui les détruit hésite à les condamner. Car tout pouvoir au fond, surtout le plus désintéressé, est une supercherie, une fraude quelquefois pieuse. Et la réponse de Sirkoma aux problèmes écrasants de toute société humaine vaut bien La brutalité efficace d'un Grunbarth.
Grunbarth pourtant, et avec lui le Navigateur, représentent la vie. L'un et l'autre ne peuvent tolérer Sirkoma parce que son équilibre est la négation de la vie, le contrôle systématisé, le malthusianisme fait société. Toute société humaine doit pour vivre et progresser affronter un adversaire. Ce peut être l'espace. Ce peut être le temps. Pour les maîtres de Sirkoma, il valait mieux que cet adversaire fût créé par l'homme, et que son usage permit de contrôler le développement de la société. Pour la Confédération, cet adversaire est la réalité, en l'occurrence ses propres remous, et sur ses frontières, les Êtres-Doubles. Certes, la société de Sirkoma était une société névrosée, dévorant sa propre substance. Mais les multiples espèces que compte la Confédération en son sein sont-elles plus heureuses de leur liberté théorique ? Manifestent-elles plus de pouvoir créateur ? Leur santé a-t-elle plus de réalité ? Et si les Êtres-Doubles qui menacent les vaisseaux de l'espace n'avaient pas plus de réalité que les Rhungs qui terrorisaient la plèbe de Sirkoma ? Si sur un plan plus vaste, la Confédération n'était qu'une Sirkoma aux frontières monstrueusement élargies ?
Hougron traite de la civilisation de Sirkoma avec une précision d'ethnologue à laquelle ses expériences indochinoises ne sont certes pas étrangères. Les problèmes du pouvoir, de la violence et de La différence sont les siens comme ceux de son héros. Le Navigateur les accepte avec humilité et courage. Ces deux qualités sont aussi celles du style de Jean Hougron qui est net, pur, précis. Sa poésie ne doit rien à la redondance. Elle a la marque de la noblesse et de la force.