DENOËL
(Paris, France), coll. Lunes d'Encre Dépôt légal : mars 2000, Achevé d'imprimer : février 2000 Première édition Roman, 352 pages, catégorie / prix : 140 FF ISBN : 2-207-24866-6 Format : 14,0 x 20,5 cm Genre : Fantasy
Illustration de couverture : Shen Quan, Pin, prunier et grues (détail) Musée du palais impérial, Beijing
Pour lutter contre une épidémie pour le moins singulière — puisqu'elle sait compter et ne touche que les enfants de son village — Bœuf Numéro Dix se rend à Pékin le jour de son dix-neuvième anniversaire. Là, il rencontre un vieil alcoolique, un sage qui bien des années auparavant fut célèbre sous le nom de Maître Li. De retour au village de Kou-Fou, tous deux découvrent sans mal que Fang le prêteur sur gage et Ma le Grigou ont empoisonné les enfants par erreur. Les deux coupables ont pris la fuite, mais il reste à guérir les enfants... Ainsi commence la première enquête de Bœuf Numéro Dix et Maître Li, dans une Chine qui ne fut jamais, où la recherche de la Grande Racine de Pouvoir les conduira à briser la terrible malédiction qui pèse sur la princesse aux oiseaux...
Narrée avec beaucoup d'humour, récompensée par le World Fantasy Award 1985, cette aventure délirante — où les personnages principaux échappent à la mort à chaque chapitre — ravira autant les amateurs des enquêtes du juge Ti que les lecteurs assidus de Terry Pratchett.
Barry Hughart est né en 1934. Il est l'auteur de trois romans : La Magnificence des oiseaux, The Story of the stone, Eight skilled gentlemen. C'est lors d'un séjour au Japon qu'il est tombé amoureux de l'Extrême-Orient. Une fascination pour ses mythes qui lui a permis de donner vie à la plus délirante des équipes de détectives de l'étrange : Bœuf Numéro Dix et Maître Li.
Critiques
Si la Fantasy est bien trop souvent associée aux épopées médiévales remplis de gnomes, de trolls, d'elfes et de héros dont la destinée est de sauver le monde, voici un roman qui est un magnifique exemple de ce que la fantasy peut offrir de différent.
Barry Hughart nous plonge au cœur de la Chine du VIIème siècle, lors de l'Année du Tigre 3337 (639 après J-C.) dans le petit village de Kou-Fou. C'est là que vit Bœuf numéro Dix, ainsi nommé parce qu'il est le dixième fils de son père et de carrure imposante. La vie serait plutôt paisible dans ce coin perdu de la Chine, sans la présence de Ma le grigou et de Fang le prêteur, deux usuriers qui pressurent les habitants. Le jour du dix-neuvième anniversaire de Bœuf, le village est frappé par une étrange épidémie qui touche uniquement les enfants âgés de huit à treize ans. Bœuf Numéro Dix se rend à Pékin pour y chercher de l'aide. Après maintes rebuffades, il la trouve dans une ruelle sombre et malodorante en la personne de Maître Li, un vénérable vieillard au « léger défaut de personnalité », alcoolique mais encore alerte, et dont la cervelle fait toujours des étincelles. Dès son arrivée au village, il a tôt fait de trouver la cause de l'épidémie et d'identifier les responsables. Mais la véritable quête commence lorsque Bœuf numéro Dix et Maître Li partent à la recherche du seul remède à même de guérir les enfants, la Grande Racine de Puissance.
La quête des deux héros est l'occasion de les précipiter dans des aventures rocambolesques qui les amèneront à risquer leur vies à chaque chapitre, à faire fortune et à dilapider celle-ci dans la même journée. C'est aussi le prétexte à de nombreuses digressions qui nous font découvrir une Chine de légende peuplée de personnages aussi puissants que cruels et aussi riches que ladres. Au fil du récit, on croise des esprits qui ne trouvent pas le repos, d'étranges machines volantes et des personnages toujours plus loufoques dans des décors grandioses. L'on y apprend quantité de choses passionnantes, comme par exemple les multiples étapes de la préparation du Porc-épic, le plat le plus succulent qui soit. Mais attention, la moindre petite erreur de manipulation lors de la préparation du plat et c'est une mort foudroyante qui attend les convives ! Le récit est à l'image de cet immense et vieux pays qu'est la Chine, d'un exotisme porteur d'un constant émerveillement. Et puis, surprise, toutes ses intrigues a priori secondaire et leurs chatoyantes descriptions se retrouvent liées à la malédiction de la princesse des oiseaux ainsi qu'à la quête des deux héros. Et l'auteur renoue avec brio tous les fils du roman.
Les aventures de Maître Li et Bœuf numéro Dix sont décidément hilarantes et originales. On regrettera juste qu'il y manque parfois un peu d'émotion, le destin tragique de certains personnages n'étant pas aussi émouvant qu'il le devrait, mais cette petite restriction mise à part, La magnificence des oiseaux est un roman jubilatoire qui se lit avec le sourire aux lèvres. Et une fois sa lecture terminée, on se réjouit de savoir que l'auteur lui a donné deux suites...
« Prends un grand bol, lui ai-je dit. Remplis-le à mesure avec des faits, de l'invention, de l'Histoire, de la mythologie, de la science, de la superstition, de la logique et de la folie. Assombris le mélange avec des larmes amères, éclaircis-le par des hurlements de rire, rajoutes-y trois mille ans de civilisation, crie bien fort kan pei — ce qui signifie » Cul sec « - et bois jusqu'à la lie. » Procope me regarda. « Et je serai sage ? » me demanda-t-il. « Bien mieux que cela, lui rétorquai-je. Tu seras chinois. »
Cette recette explique peut-être à elle seule le charme particulier (chinois ?) de la Magnificence des Oiseaux. Faits et invention, Histoire et mythologie, folklore authentique et fables échafaudées pour l'occasion s'y entrelacent avec brio sous la plume enchanteresse de Barry Hughart. Dans un style qui entend s'inspirer de Robert Louis Stevenson (prose dépouillée et dialogues emphatiques), mais qui s'avère nettement plus riche en images poétiques, l'auteur nous emporte ici dans les aventures délirantes de deux héros improbables, à travers « une Chine qui ne fut jamais », mais à laquelle son talent d'écrivain parvient à conférer une étonnante authenticité. Science et superstition, logique et folie s'y marient également de la manière la plus intime qui soit. Tout le roman revient à élucider une énigme, dont chaque indice, chaque composante est d'essence mythologique et implique une quantité impressionnante de monstres, de maléfices, de dieux et de fantômes — sans oublier l'inévitable ginseng. Mais la résolution en elle-même ne pourra s'effectuer que grâce aux innombrables connaissances et à l'implacable logique de Maître Li. Logos et muthos marchant main dans la main pour notre plus grand plaisir.
Les deux derniers ingrédients de ce cocktail chinois, le rire et les larmes, ne manquent certes pas non plus. Lorsque tous les enfants d'un village sont menacés de mort par une épidémie sachant compter et qu'ils disposent pour tout soutien d'un demi-sage « affligé d'un léger défaut de personnalité », assisté d'un grand costaud dont la naïveté n'a d'égale que sa fâcheuse tendance à se fourrer dans des situations impossibles, il ne saurait guère en être autrement. Ajoutez à cela une Ancêtre acariâtre qui pourrait en remontrer à la Reine de Coeur d'Alice au Pays des Merveilles, un Duc sanguinaire très attiré par les tortures en tout genre, un Lapin aux Clefs doté d'une épouse fort dispendieuse, une main géante invisible, ainsi qu'une myriade de personnages du même acabit, et vous comprendrez que la Magnificence des Oiseaux fasse tour à tour rire et trembler. Un comique de situation à la Pratchett, bien que le contexte et le style des deux auteurs diffèrent profondément.
La qualité principale du roman, outre les points déjà évoqués, réside probablement dans son caractère absolument imprévisible. Rien, dans le petit village paisible de Boeuf numéro Dix, ne laisse présager les aventures qui vont suivre — et rien, dans le tempérament du jeune homme, ne le prédispose à en devenir le héros. De la même manière, le « sage » dont il s'affuble semble avoir bien plus d'un « léger défaut de personnalité » : ivrogne, tricheur, prêt à tout (y compris au meurtre) pour arriver à ses fins, il ne ressemble guère aux personnages de l'héroïc fantasy traditionnelle — le Silk de Eddings peut aller se rhabiller... Leur Quête, enfin, est bien étrange, puisqu'eux-mêmes ignorent à peu près totalement ce qu'il leur faut trouver et ce dans quoi ils s'embarquent. Et ce n'est que dans les dernières pages que l'on comprend enfin le sens de tous ces petits détails en apparence inutiles, mais si soigneusement distillés par l'auteur tout au long du récit.
Ce livre est à conseiller à tous ceux qui recherchent le pur plaisir de la lecture. La Magnificence des Oiseaux ne s'encombre jamais de discours moralisateurs ou de discussions philosophiques absconses. C'est juste une belle, une très belle histoire, tissée de poésie et ourlée de facéties, de celles que l'on aimait jadis entendre à la veillée. On ne peut qu'espérer voir au plus vite paraître les deux autres romans des aventures de Maître Li, the Story of the Stone (1988) et Eight skilled Gentlemen (1990). Et regretter qu'Hughart ait cessé d'écrire, apparemment pour cause d'incompatibilité d'humeur avec ses éditeurs. Car ce mélange-là, c'est sûr, on n'hésite guère à le boire kan pei, « Cul sec jusqu'à la lie ». Et on en redemande.
Il aura fallu attendre quinze ans pour que Barry Hughart soit révélé au public français ! Denoël publie enfin dans la collection Lunes d'Encre La Magnificence des Oiseaux, le premier des trois volumes des aventures extraordinaires de Maître Li et de Bœuf numéro Dix : elles auraient pu en compter huit si les cieux avaient été plus cléments avec l'auteur.
La couverture annonce que ce dernier a obtenu le World Fantasy Award.
Ceux qui aiment bien débiter la littérature en genres et sous-genres devront s'attendre à quelques grosses surprises. Les autres sont prêts à tout.
Voici ce qui vous guette si vous tentez l'aventure :
Vous parcourrez une Chine d'il y a fort longtemps en compagnie d'un brave et robuste gaillard au cœur pur (Bœuf Numéro Dix) et de Li Kao, vieux savant lettré aimable avec les humbles et terrible avec les despotes ; mais il vous prévient car il se présente invariablement par la formule : « J'ai un léger défaut de personnalité ». Lequel défaut, vous le verrez, lui permet, tout sourire, de vous envoyer de vie à trépas.
Et que ferez-vous pendant 350 pages ? Vous mènerez une quête, dont je ne vous révèlerai évidemment rien, mais qui vous donnera l'occasion de rencontrer tantôt de braves gens, tantôt de fieffés coquins. Un jour vous finasserez avec de gros malins, un autre vous passerez de bons moments avec une dame avenante, et plus tard vous découperez en morceaux une autre dame, imposante et moins aimable. Vous écouterez les histoires des dieux, vous rendrez service à de pauvres fantômes... Je m'en voudrais d'en dire davantage
A la lecture de ce roman, je suis resté médusé.
Voilà un auteur américain du XXème siècle qui a écrit de vrais contes chinois, dans l'esprit d'un des quatre grands classiques chinois — Au Bord de l'Eau1- : on y retrouve, traité avec la même truculence, le combat des petits contre les grands, et cette veine picaresque également illustrée par le Don Quichotte de Cervantès dans la tradition littéraire occidentale.
Hughart possède un art consommé pour imbriquer les histoires dans les histoires, mêler les intrigues des dieux à celles des simples mortels et les illustrer par de courtes poésies.
Son fantastique est bien chinois : en dehors de la Chine, a-t-on vu des fantômes qui ne soient pas terrifiants ? C'est normal, car ils sont tellement humains qu'il est évident de les rencontrer – si on s'en donne un peu la peine – au détour d'un bosquet. Ce fantastique se teinte d'onirisme : chaque changement de situation voit les personnages évoluer sereinement sans que le lecteur puisse les contrôler, à la manière d'Alice au Pays des Merveilles.
De surcroît, ce roman est d'une rare drôlerie que le traducteur, en fin connaisseur de chinoiseries, a su rendre parfaitement.
Si le prix du livre vous paraît excessif, un seul conseil : faites-le vous offrir. Ce n'est pas tous les jours que vous pourrez suivre les pas de Maître Li et de Bœuf Numéro Dix.
Notes :
1. Paru initialement à La Pléiade et réédité chez Folio (Luo-Guan Zhong et Shi Nai-An)