Philip K. DICK Titre original : The Unteleported Man / Lies, Inc, 1983 Première parution : États-Unis, New-York : Berkley Books, juillet 1983 (The Unteleported Man) / Angleterre, Londres : Gollancz, juillet 1984 (Lies, Inc) Traduction de Henry-Luc PLANCHAT Traduction révisée par Dominique HAAS Illustration de Guillaume de RÉMUSAT
« Une méga-corporation de type fasciste attire des colons sur une mystérieuse planète nommée Whale's Mouth (la "gueule de la baleine" ) par l'intermédiaire d'un système de téléportation à sens unique. Rachmael ben Applebaum décide d'aller y enquêter en réquisitionnant illégalement un vaisseau interstellaire. Après plusieurs "trips" déroutants sous l'influence de substances spéciales, il finit par alerter la Terre en révélant la terreur quasi nazie qui règne sur Whale's Mouth. Deux éléments fondamentaux de l'univers dickien font ici leur apparition : les infâmes nazis capables de voyager dans le temps et le livre dans le livre façon Yi-king. Bizarre, bizarre. »
Voici donc le nouveau Dick. Car il s'agit bien pour nous d'un livre totalement inédit. Aux États-Unis, jusqu'à l'an dernier, il n'était paru que sous la forme d'une version réduite, non pas d'un bon tiers, comme le dit l'excellent quatrième de couverture rédigé par Gérard Klein, mais de plus de la moitié ! Précisément, le texte s'interrompait sur trois paragraphes de conclusion, plutôt hâtifs, après la dernière phrase de la page 107 de l'édition Laffont.
J'avais lu cette version écourtée, THE UNTELEPORTED MAN, et j'avais déjà trouvé intéressante cette narration sarcastique d'une manipulation subie par la population de la terre tout entière, à qui l'on présente une lointaine colonie, Whale's Mouth, comme une utopie sans pareille pour laquelle il est vital de prendre un aller. Simple, le Téléport du Dr Sepp von Einem ne fonctionnant que dans un sens.
Rachmael ben Applebaum, héritier de la misère de son père qui, possédant une compagnie de transport par vaisseaux spatiaux, a été ruiné par le Téléport, se retrouve harcelé par les ballons-jet créanciers. Il ne possède plus qu'un seul vaisseau, l'Omphalos (le Nombril) avec lequel il se propose d'entamer seul le voyage jusqu'à Whale's Mouth, trente-six ans aller-retour. Car il pense avoir trouvé la preuve d'un trucage des bandes vidéo qui dépeignent une vie si paradisiaque...
Ceci n'est que le début de la première intrigue qui semble, je dis bien semble, trouver une conclusion « logique » à la page 107.
Ce n'est pas tout.
C'est même à ce moment précis que tout commence. Les univers se mélangent, les réalités se superposent, Applebaum se perd dans des paramondes terrifiants, parmi des malades mentaux.La vie qu'il a vécue jusque là, les aventures qu'il a subies sur Whale's Mouth, ne seraient-elles pas, elles aussi, qu'illusions ?
L'écheveau s'embrouille de plus en plus. Et curieusement, les trois passages blancs qui témoignent de la perte de quatre pages du manuscrit ne font que renforcer le mystère...
Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'en dire plus sur l'intrigue. Il n'y en a d'ailleurs pas, à vrai dire, ou, s'il y en a une,c'est au sens où l'on peut en trouver une dans Le temps incertain, de Michel Jeury, livre avec lequel des recoupements troublants sont possibles. En fait, Mensonges et Cie contient, anticipe et génère sa propre critique (ou psychanalyse, philosophie, politique, métaphysique, etc.), comme d'ailleurs toute l'oeuvre de Dick. Ses romans sont des savonnettes entre des mains souvent déjà savonneuses. Voir les lourdes (à mon goût) approches psychanalytiques de Marcel Thaon, ou la ridicule postface fascisante de Serge de Beketch au Prisme du néant (Le Masque-SF).
On peut toutefois noter ceci. D'abord, le livre est une parabole sur le totalitarisme, mais aussi sur le danger totalitaire qui guette lorsque l'on combat ce même totalitarisme.
Ensuite, il faut noter le parallèle avec Moby Dick. Ce n'est pas pour rien que le héros se prénomme Rachmael (ce qui fait penser à Ishmael) et que la planète s'appelle Whale's Mouth (la Gueule de la Baleine).
Évidemment, toute la réflexion sur la réalité est là. Mais elle se situe à un niveau différent. Plus que dans tout autre roman de Dick, la déglingue de l'univers s'accompagne (ou précède, ou cause...) la déglingue du langage, retranscrite à la perfection par la traduction d'Henry-Luc Planchat, d'une fidélité idéale. Cette déglingue fait que les défauts apparents du livre ne font que le renforcer ! Le style est lourd, pesant, écrasant. On avance dans ces pages comme dans un champ labouré après la pluie. Il faut poser un pied avec précaution pour ne pas glisser ou tomber, arracher l'autre à sa gangue de boue, recommencer, tout cela en équilibre instable.
D'ailleurs, c'est un roman du déséquilibre, du faux-semblant, du faux pas. Il contient quelques-unes des pages les plus atroces jamais écrites par son auteur (celles qui font suite à la fameuse page 107...). De plus, il annonce les oeuvres philosophiques de la dernière période, les dialogues y sont plus développés, plus profonds que ceux des autres romans de la même époque, plus philosophiques, disons-le. Ce glissement vers le discours-roi a sans doute été l'une des raisons de l'amputation de l'ouvrage en 1966.
Quant à la manière dont Dick a introduit son livre dans le livre, je ne vous en dis rien tellement c'est remarquable. Mais cela ouvre encore un nouveau niveau de lecture. Cette construction en abîmes multiples est fascinante. Peut-être même fait-elle peur, car elle s'attaque aux fondations mêmes de la construction romanesque, et aux bases mêmes de notre univers.
Vrai, la compagnie de ces mensonges n'est pas réjouissante, mais elle est presque nécessaire. Et, au bout du compte, jubilatoire.
Lorsqu'un auteur de l'envergure de Philip K. Dick meurt, le moindre de ses balbutiements, la plus médiocre de ses nouvelles, le moins construit de ses romans, deviennent pour les éditeurs dignes d'intérêt ou, plus exactement, de publication... On pouvait donc à bon droit être inquiet à l'annonce de l'exhumation de The unteleported man, un roman publié aux USA en 1966 et jamais traduit en français. Gérard Klein, fait rarissime, signe lui-même la quatrième de couverture et affirme d'emblée : « Ce n'est pas un chef-d'oeuvre » ; voilà un motif supplémentaire de prévention, même s'il ajoute que Mensonges et Cie est « un livre rudement étonnant ».
Eh bien, au risque de heurter les inconditionnels de la trilogie « métaphysique » parue chez Denoël, j'affirme que ce roman — malgré d'indéniables défauts de construction — n'est pas seulement étonnant : il est tout simplement passionnant !
Avec Mensonges et Cie, Dick aborde déjà tous les thèmes de son oeuvre : réalités truquées et univers illusoires, ravages de la drogue et présence d'objets autonomes, personnages solitaires luttant contre l'échec, etc. Le récit nous met immédiatement en situation : « Un ballon-jet créancier flottait au-dessus de Rachmael Ben Applebaum. » Ruiné, mais encore propriétaire de l'Omphalos, un luxueux vaisseau interstellaire, Rachmael entre en luttre contre le THS (ou Trust Hoffman et Successeurs) qui a jeté à bas l'empire commercial de son père : à quoi peut bien servir en effet une flotte de transports interplanétaires après l'invention du Téléport, le moyen de transport instantané ?
Le dramatique problème de la surpopulation et du sous-emploi sur Terre est en voie de résolution : à vingt-quatre années-lumière, le THS expédie des dizaines de millions de candidats à l'immigration sur Whale's Mouth, colonie édénique de la neuvième planète du système de Fomalhaut. Certes, le Téléport ne fonctionne que dans un seul sens : l'aller sans retour possible ; mais pourquoi s'en inquiéter puisque la TV diffuse chaque jour des reportages enthousiastes sur Whale's Mouth ? Un détail tracasse pourtant Rachmael et ses alliés de l'ARNAC (Agence de Renseignements, de Négociations et d'Archives Confidentielles), concurrent direct du THS : comment se fait-il qu'il n'y ait jamais eu une seule manifestation de mécontentement, jamais une seule critique, jamais un seul regret, sur 40 millions de colons ? La Nouvelle Allemagne Unifiée, qui est prépondérante à l'ONU et qui dirige le THS, n'a-t-elle pas trouvé une quelconque solution finale au problème du chômage et de la démographie galopante ? Avec toutes ces informations à votre disposition, prendriez-vous le téléport pour Whale's Mouth ?
Le premier tiers du roman nous plonge dans les affres du doute, des manipulations en chaîne, de l'incertitude. Puis le livre bascule après un bref passage où l'horreur de Whale's Mouth apparaît aux agents et patrons de l'ARNAC qui ont tenté de s'infiltrer sur la colonie du THS ; en fait, ils savaient avant d'en avoir la preuve, comme le lecteur d'ailleurs, comme vous, comme tout le monde : la preuve dans ce genre d'affaire n'est qu'une confirmation de l'évidence...
Mais, comme toujours dans les livres de Dick, les apparences sont fluctuantes : l'utilisation des armes temporelles de l'ONU par les hommes de l'ARNAC va plonger Rachmael et les personnages principaux dans une série de mondes superposés, de réalités divergentes, de visions plus improbables les unes que les autres. Avec Mensonges et Cie, même si la fiction a parfois quelques ratés, Dick maîtrise déjà les éléments si particuliers de ses univers SF : à certains moments, on n'est pas loin du Dieu venu du Centaure (J'Ai Lu).
Le génie de Dick éclate à toutes les pages et Klein sous-estime inutilement le livre qu'il nous offre aujourd'hui : on trouve rarement dans la SF une idée aussi forte que celle du livre qui raconte le comportement à venir des personnages de Mensonges et Cie et les amène ainsi à s'y conformer !
L'éblouissement qu'on éprouve à découvrir un inédit (en français) du plus grand auteur de SF américain1 nous paie des heures passées à lire — pour éviter aux lecteurs de Fiction d'en avoir à faire autant — les navets d'une édition SF américaine de plus en plus dénués d'imagination. Lisez Mensonges et Cie, relisez toute l'oeuvre de Philip K. Dick, remerciez Alain Dorémieux de l'avoir fait découvrir chez nous et demandez avec moi à Gérard Klein : est-ce qu'il n'en reste pas encore, un petit inédit ?
La critique se nourrit, dans son entreprise d'appréhension des structures littéraires, d'une foule de systèmes dont les plus courants sont comparatifs (ou référentiels) et souvent artificiellement (car gratuitement) hiérarchisés. L'œuvre étudiée n'existe le plus souvent pas en elle-même, mais par rapport à d'autres œuvres, d'autres textes, d'autres courants, par rapport à tout ce qui n'est pas elle. Un texte sera décrété bon ou mauvais selon sa position dans une hiérarchie de valeurs qui lui est extérieure, selon des éléments comparatifs générés par un (ou des) classement(s) d'autres textes (exemple : le thématisme). Le référentiel sera souvent dit “ classique ” — et même lorsqu'une œuvre sera reconnue “ originale ”, ce sera en référence à autre chose : ce dont elle diffère. Le livre le plus novateur est inscrit au cœur même du “ classicisme ”, car il ne peut être novateur que par rapport à ce classicisme. Ou plus exactement encore : la critique qui ne discourt d'un livre qu'à coups de comparaisons immerge celui-ci dans le classicisme de référence alors même qu'elle tente de l'en distinguer.
Pourquoi ce long discours ? Parfois, l'œuvre globale d'un seul écrivain est tellement forte qu'elle en constitue son propre système. Ainsi peut-on écrire de Mensonges et Cie qu'il s'agit d'un Dick mineur, par rapport à l'œuvre abondante de l'auteur et aux chefs-d'œuvre qu'elle recèle. Mais tout ceci est-il fondé ? Une telle approche univoque d'une œuvre n'en retient que les signes les plus évidents et la rend tellement cohérente à force de simplification qu'elle en devient facilement parodiable (relire Le dieu venu du néant de Philip K. Duck, détruit de l'américain par Bruno Lecigne ” , in Fiction n° 296). Il n'est pas certain que ce soit un service à rendre ni à l'écrivain ni au lecteur. (Je précise à l'usage de tous que j'aime beaucoup la parodie, genre ludique et défoulant à&9; souhait.)
On croit aujourd'hui bien connaître Philip K. Dick. Tout ou presque a été dit sur lui et le systématisme de ses constructions esthétiques : “ la structure de l'histoire est presque toujours semblable : (...) une catastrophe survient à la fin du premier tiers et à partir de là la situation ne fait que se dégrader jusqu'à une fin évasive ” (Marcel Thaon, in préface à Simulacres). Les labyrinthes du mental comme de l'univers, l'aliénation de l'individu, le simulacre et l'illusoire, la négation d'une vision “ objective ” du monde : tout Dick tient là. Marcel Thaon a pu construire le Livre d'Or qu'il lui consacra en quatre volets : “ Après la catastrophe ”, “ L'Univers piège ”, “ Les voies de la psychose ”, “ Fragments en devenir ”. Tout semble net : l'univers de Dick semble d'autant plus limité que son esthétique de mise en question du réel permet de variations, infinies. Et le système est clos.
Tous ces motifs sont présents dans Mensonges et Cie, au point que l'on dira très certainement que ce roman peut faire figure de catalogue. Rachmael ben Applebaum, transporteur interstellaire ruiné par l'invention du transport instantané, se bat contre l'ONU et le Trust Hoffman et Successeurs, qui contrôle le Téléport : avec l'aide de l'ARNAC (agence Pinkerton interplanétaire), il cherche à rallier la colonie de Whale's Mouth sans passer par le Téléport, méfiant envers ces voyages à sens unique et ce paradis dont les seuls messages sont des signaux électroniques. La réalité s'avérera truquée à plus d'un titre, le téléport projetant certains voyageurs au sein de “ paramondes ”, qui menacent d'envahir notre univers. Quant à Whale's Mouth, le paradis n'est qu'un gigantesque camp de concentration où le THS monte une armée destinée à prendre le contrôle de la Terre — à moins qu'il ne s'agisse d'un paramonde supplémentaire...
Le système comparatif ne peut manquer de poser la question de l'originalité du récit, voire de tenter d'analyser une autoparodie supposée de l'auteur. On doit tout d'abord replacer le texte dans son contexte : celui d'un itinéraire éditorial exemplaire quant à la normalisation en SF américaine. En effet, publié en 1966 par Ace Books, The unteleported men fut amputé d'un tiers, et sa reconstitution en tant que roman complet par Dick fut établie juste avant sa mort (il subsiste d'ailleurs des pages perdues — et publier du Dick contenant des lacunes confine au sadisme), La bibliographie établie par Marcel Thaon, toujours lui, date le texte de base (dans Fantastic Stories) de 1964 : c'est l'année de The three stigmata of Palmer Eldritch, de The simulacra, de The penultimate truth et de Clans of the Alphane Moon. C'est l'époque de l'angoisse et de la drogue (le LSD est une arme dans Mensonges et Cie), mais également de nombre d'ouvrages essentiels à la compréhension de Dick. Si ce livre est mineur, il ne l'est que comme porteur des mêmes signes que d'autres ouvrages de cette période — et il ne nous paraît tel, sans doute, que par son apparition après tant d'années, rajeuni et complet. Ce qui est certain, par contre, c'est sa situation dans une période précise de la production dickienne, situation qui eût pu être déterminée sans l'aide d'aucune date — toujours grâce aux signes portés par le texte, ceux-là mêmes qui deviennent thématiques dans le système comparatif.
Pourtant, si on analyse cet ouvrage avec un peu plus de profondeur, on découvre des choses intéressantes, au-delà des apparences (on est bien chez Dick). Ainsi des rapports conflictuels que paraissait entretenir l'écrivain avec tout ce qui est allemand, rapports portés à l'extrême ici, où ce peuple, ses dirigeants, ses trusts, sont porteurs de tout le mal et figurent l'ennemi. Un critique d'obédience psychologique chercherait aussitôt les sources de cette attitude dans la biographie de Dick. Et le lecteur attentif doit se souvenir du Maître du Haut-Château. Quant à la structure même du livre, si le récit semble s'enliser dans les paramondes puis redémarrer très vite, trop vite, vers une rapide fin ouverte, cela reflète en fait les variations de perception des personnages et surtout du principal d'entre eux : Rachmael ben Applebaum. Elle n'est donc pas gratuite et certainement pas signe d'un livre trop peu construit : l'amplification soudaine de la hachure du récit peut se lire comme signe du dérèglement définitif des perceptions, et la fin ouverte, comme une illusion supplémentaire — les univers imbriqués ne pouvant avoir de fin. La lecture, qui est toujours re-création de l'œuvre ne l'oublions pas, doit suivre le cheminement des consciences perturbées, et devient elle-même expérience.
Le symbole le plus évident du statut du récit dans Mensonges et Cie me semble être l'importance accordée aux jeux de langage : les “ chosités ” (jeux de mots à la Vian) qui imprègnent la seconde partie, les déboires du simulacre de Théodoric Ferry avec la sémantique terrienne (pp. 189-190), et surtout le motif du livre dans le livre, qui dévoile aux personnages leurs propres actes déjà figés, déjà reproduits et mis en scène — qui les installe en fait dans leur statut de personnages de fiction. Un texte qui se retourne sur lui-même. Gérard Klein a raison de voir dans Mensonges et Cie le matériau brut de l'écrivain : un récit, jeu de langage lui-même, qui s'appuie et se fonde sur lui-même au travers d'autres jeux de langage — est un récit qui s'interroge et clame son statut de fiction-piège. Tout le contraire d'un livre mineur.