Marc Agapit est un auteur étrange. Jusqu’à présent, aucun de ses romans ne nous satisfaisait complètement, mais aucun ne laissait indifférent. Les défauts en sont patents : grossissement des caractères, outrance caricaturale dans les faits, un goût trop prononcé pour le sordide et pour l’ignoble. On chercherait en vain un personnage réellement sympathique dans les vingt titres déjà offerts. Mais, en regard, un sens réel du fantastique, une conviction dans le récit qui font qu’au-delà des maladresses de narration, l’auteur nous empoigne. À la différence de tant d’autres qui font du fantastique parce que c’est à la mode, on sent que l’auteur croit à son récit, à ses personnages.
Tous ces défauts se retrouvent dans La ville hallucinante, certains poussés à un point extrême. Jamais un personnage ne fut plus profondément abject que ce Louis Quintorze autour duquel gravite l'action : ivrogne, paresseux, hargneux, borné, envieux bassement, se vengeant sur ses fils de sa propre déchéance, les haïssant, les méprisant, cherchant avec constance comment les avilir, les dégrader, les salir, on ne peut imaginer personnage plus antipathique (mais moins caricatural que certains pourraient croire, à en juger par ce portrait). Et les outrances de l'auteur sont telles, de la page 141 à 148, qu'elles soulèvent une nausée non métaphorique.
Et pourtant ce personnage intéresse, son destin nous accroche. C'est que petit à petit se dissipe l'amnésie dont il fut frappé et que se révèle à ses yeux, comme aux nôtres, toute son ignominie. C'est aussi qu'il se trouve perdu dans un Paris incompréhensible, où la police n'a plus le droit d'arrêter des criminels, mais où certains, dont Quintorze, sont traqués par des policiers rouges attendant l'instant de les abattre. Et partout se rencontrent des sortes de fous raisonneurs. Mais on ne pense pas à Kafka, ou à un virtuose de l'absurde : on pressent une logique, une volonté directrice derrière ces incohérences, cet acharnement, ces supplices scientifiques auxquels il faut se plier si l'on veut gagner de quoi vivre.
Finalement le triste héros comprend « qu’on l’avait transporté dans le royaume du ver qui ne meurt point, dans la cité de l’interminable nuit, dans le pays maudit où la fête du mal, qui tourne en rond, se déroule, revient sur elle-même et toujours recommence… »
Ainsi toutes les outrances qui nous auraient choqués sans cela deviennent éléments obligés de ce châtiment condamnant le héros à revivre éternellement son abjection.
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/1/1967 dans Fiction 158
Mise en ligne le : 4/12/2022