Bruss était pour nous un probe auteur de SF, aux romans honnêtes et solides, bien charpentés, un peu ternes, aussi éloignés du space-opera que du roman à prétentions philosophiques ou pédantes ; avec aussi les défauts de ces qualités, une écriture un peu plate, des personnages assez conventionnels ; bref, un artisan jamais médiocre, bien dans la lignée française d'une sage mesure, et repoussant la facilité.
Est-ce un effet de la mutation générale qui s'opère au Fleuve Noir ? Voici qu'il change de genre et s'intéresse au fantastique. Certes, il avait déjà abordé le genre, mais avec des ouvrages qui ne faisaient pas oublier ses récits de SF ; sauf, comme dans Terreur en plein soleil, quand ils utilisaient ouvertement un thème scientifique. Il n'en va plus de même maintenant. Déjà L'astéroïde noir nous emmenait dans un univers qui est sans doute celui du rêve, où la pensée modèle à sa guise une matière mouvante et fluide, monde aberrant et crépusculaire, qui parfois évoque certains paysages de Lovecraft.
L'alliance Bruss-Lovecrafl peut choquer, mais doit être comprise. Bruss n'imite pas le Lovecraft mythologique des terreurs cosmiques et des Grands Anciens ; il n'a pas voulu, comme Jacques Sadoul, en reprendre l'univers, il n'essaye pas d'en restituer la couleur et l'ampleur. La parenté n'est pas dans la trame du récit ou dans le décor, mais dans la démarche, pareillement lente, pareillement soucieuse d'ancrer les bases du rêve dans un réel minutieusement construit.
Dans ce nouveau roman, Bruss, fidèle à sa manière, ne nous plonge pas d'emblée au sein d'une crise, ne débute pas en coup de tonnerre, mais nous fait assister à la lente éclosion du drame, et la crise prendra des mois avant d'éclater et se dénouer. Un tiers du roman est consacré à la peinture de ce petit bourg écossais, à flanc de falaise, à demi ruiné, où deux clans prolongent une haine vieille de plusieurs siècles. Pendant plusieurs chapitres, nous ne faisons qu'y vivre et nous y promener avec le narrateur, rencontrant des personnages un peu inquiétants, un peu insolites, décapant couche par couche la croûte des apparences pour atteindre la réalité profonde et secrète : cette lutte sourde à coups de maléfices, sourdement menée pour éclater en conflit ouvert une fois tous les deux siècles.
Et cette lente imprégnation du fantastique permet au lecteur d'accepter le tourbillon qui va se déchaîner, tout bouleverser et semer la désolation. Et à mesure que le récit se déroute, il s'amplifie. Ce n'est pas, ce n'est plus de l'affrontement de deux sorcelleries de village qu'il s'agit. Moro Ludmar a enchaîné et maîtrisé pour un temps des « puissances suprêmes et inconnues », dont nous ne savons rien, ni le nom, ni la nature, ni les limites, et dont les hommes ne sont que les Instruments. Il y a là encore comme une résonance lovecraftienne. Toutefois, ici, les forces pourront être, non pas vaincues, mais privées de leurs agents, et leur menace ne pèse plus que de façon latente sur le monde.
Est-ce chez Bruss un divertissement passager ou l'amorce d'une nouvelle carrière ? Pour ma part, j'espère qu'il s'agit d'un changement durable, car nous comptons trop peu de romanciers fantastiques.
Jacques VAN HERP
Première parution : 1/2/1965 dans Fiction 135
Mise en ligne le : 21/9/2023